MUREL, GRUCHET.
MUREL : Eh ! c’est monsieur Gruchet, si je ne me trompe ?
GRUCHET : En personne ! Pierre-Antoine pour vous servir.
MUREL : Vous êtes devenu si rare dans la maison !
GRUCHET : Que voulez-vous ? avec le nouveau genre des Rousselin ! Depuis qu’ils fréquentent Bouvigny, — un joli coco encore, celui-là, — ils font des embarras !...
MUREL : Comment ?
GRUCHET : Vous n’avez donc pas remarqué que leur domestique maintenant porte des guêtres ! Madame ne sort plus qu’avec deux chevaux, et dans les dîners qu’ils donnent — du moins, c’est Félicité, ma servante, qui me l’a dit, — on change de couvert à chaque assiette.
MUREL : Tout cela n’empêche pas Rousselin d’être généreux, serviable !
GRUCHET : Oh ! d’accord ! plus bête que méchant ! Et pour surcroît de ridicule, le voilà qui ambitionne la députation ! Il déclame tout seul devant son armoire à glace, et la nuit, il prononce en rêve des mots parlementaires.
MUREL, riant : En effet !
GRUCHET : Ah ! c’est que ce titre-là sonne bien, député ! ! ! Quand on vous annonce : « Monsieur un tel, député. » Alors on s’incline ! Sur une carte de visite, après le nom, « député », ça flatte l’œil ! Et en voyage, dans un théâtre, n’importe où, si une contestation s’élève, qu’un individu soit insolent, ou même qu’un agent de police vous pose la main sur le collet : « Vous ne savez donc pas que je suis député, monsieur ! »
MUREL, à part : Tu ne serais pas fâché de l’être, non plus, mon bonhomme !
GRUCHET : Avec ça, comme c’est malin ! pourvu qu’on ait une maison bien montée, quelques amis, de l’entregent ! [[Il y avait dans le texte de l’intrigue. LA CENSURE a préféré de l’entregent.]]
MUREL : Eh ! mon Dieu ! quand Rousselin serait nommé !
GRUCHET : Un moment ! S’il se porte, ce ne peut être que candidat juste-milieu ?
MUREL, à part : Qui sait ?
GRUCHET : Et alors, mon cher, nous ne devons pas... Car enfin nous sommes des libéraux ; votre position, naturellement, vous donne sur les ouvriers une influence !... Oh ! vous poussez même à leur égard les bons offices très-loin ! Je suis pour le peuple, moi ! mais pas tant que vous ! Non... non !
MUREL : Bref, en admettant que Rousselin se présente ?...
GRUCHET : Je vote contre lui, c’est réglé !
MUREL, à part : Ah ! j’ai eu raison d’être discret ! (Haut.) Mais avec de pareils sentiments, que venez-vous faire chez lui ?
GRUCHET : C’est pour rendre service... à ce petit Julien.
MUREL : Le rédacteur de l’Impartial ?... Vous, l’ami d’un poète !
GRUCHET : Nous ne sommes pas amis ! Seulement, comme je le vois de temps à autre au cercle, il m’a prié de l’introduire chez Rousselin.
MUREL : Au lieu de s’adresser à moi, un des actionnaires du journal ! Pourquoi ?
GRUCHET : Je l’ignore !
MUREL, à part : Voilà qui est drôle. (Haut.) Eh bien, mon cher, vous êtes mal tombé !
GRUCHET : La raison ?
MUREL, à part : Ce Pierre qui ne revient pas ! J’ai toujours peur... (Haut.) La raison ? c’est que Rousselin déteste les bohèmes !
GRUCHET : Celui-là, cependant...
MUREL : Celui-là surtout ! et même depuis huit jours... (il tire sa montre.)
GRUCHET : Ah ça ! Qui vous démange ? Vous paraissez tout inquiet.
MUREL : Certainement !
GRUCHET : Les affaires, hein ?
MUREL : Oui, mes affaires !
GRUCHET : Ah ! je vous l’avais bien dit ! ça ne m’étonne pas !...
MUREL : De la morale maintenant !
GRUCHET : Dame, écoutez-donc, chevaux de selle et de cabriolet, chasses, pique-niques, est-ce que je sais, moi ! Que diable ! quand on est simplement le représentant d’une compagnie, on ne vit pas comme si on avait la caisse dans sa poche.
MUREL : Eh ! mon Dieu, je paierai tout !
GRUCHET : En attendant, puisque vous êtes gêné, pourquoi n’empruntez-vous pas à Rousselin ?
MUREL : Impossible !
GRUCHET : Vous m’avez bien emprunté à moi, et je suis moins riche.
MUREL : Oh lui ! c’est autre chose.
GRUCHET : Comment, autre chose ? un homme si généreux, si serviable ! Vous avez un intérêt, mon gaillard, à ne pas vous déprécier dans la maison.
MUREL : Pourquoi ?
GRUCHET : Vous faites la cour à la jeune fille, espérant qu’un bon mariage...
MUREL : Diable d’homme, va !... Oui, je l’adore. Mme Rousselin ! Au nom du ciel, pas d’allusion !
GRUCHET, à part : Oh ! oh ! tu l’adores. Je crois que tu adores surtout sa dot !