ROUSSELIN, LE COMTE DE BOUVIGNY.
BOUVIGNY, d’un air dégagé : L’entretien que j’ai réclamé de vous, cher monsieur, avait pour but...
ROUSSELIN, d’un geste, l’invite à s’asseoir : Monsieur le comte...
BOUVIGNY, s’asseyant : Entre nous, n’est-ce pas, la cérémonie est inutile ? Je viens donc, presque certain d’avance du succès, vous demander la main de mademoiselle votre fille Louise, pour mon fils le vicomte Onésime-Gaspard-Olivier de Bouvigny. (Silence de Rousselin.) Hein ! vous dites ?
ROUSSELIN : Rien jusqu’à présent, Monsieur :
BOUVIGNY, vivement : J’oubliais ! Il y a de grandes espérances, pas directes, à la vérité !... et comme dot... une pension ;... du reste Me Dodart, détenteur des titres (Baissant la voix.) ne manquera pas... (Même silence.) J’attends.
ROUSSELIN : Monsieur... c’est beaucoup d’honneur pour moi, mais...
BOUVIGNY : Comment ? mais !...
ROUSSELIN : On a pu, Monsieur le comte, vous exagérer ma fortune ?
BOUVIGNY : Croyez-vous qu’un pareil calcul ?... et que les Bouvigny !...
ROUSSELIN : Loin de moi cette idée ! Mais je ne suis pas aussi riche qu’on se l’imagine !
BOUVIGNY, gracieux : La disproportion en sera moins grande !
ROUSSELIN : Cependant, malgré des revenus... raisonnables, c’est vrai, nous vivons, sans nous gêner. Ma femme a des goûts... élégants. J’aime à recevoir, à répandre le bien-être autour de moi. J’ai réparé, à mes frais, la route de Bugueux à Faverville. J’ai établi une école, et fondé, à l’hospice, une salle de quatre lits qui portera mon nom.
BOUVIGNY : On le sait, Monsieur, on le sait !
ROUSSELIN : Tout cela pour vous convaincre que je ne suis pas, — bien que fils de banquier et l’ayant été moi-même, — ce qu’on appelle un homme d’argent. Et la position de M. Onésime ne saurait être un obstacle, mais il y en a un autre. Votre fils n’a pas de métier ?
BOUVIGNY, fièrement : Monsieur, un gentilhomme ne connaît que celui des armes !
ROUSSELIN : Mais il n’est pas soldat ?
BOUVIGNY : Il attend, pour servir son pays, que le gouvernement ait changé...
ROUSSELIN : Et en attendant ?
BOUVIGNY : Il vivra dans son domaine, comme moi, monsieur !
ROUSSELIN : A user des souliers de chasse, fort bien ! Mais moi, monsieur, j’aimerais mieux donner ma fille à quelqu’un dont la fortune — pardon du mot — serait encore moindre.
BOUVIGNY : La sienne est assurée !
ROUSSELIN : A un homme qui n’aurait même rien du tout, pourvu...
BOUVIGNY : Oh ! rien du tout !...
ROUSSELIN, se levant : Oui, Monsieur, à un simple travailleur, à un prolétaire.
BOUVIGNY, se levant : C’est mépriser la naissance !
ROUSSELIN : Soit ! je suis un enfant de la Révolution, moi !
BOUVIGNY : Vos manières le prouvent, monsieur !
ROUSSELIN : Et je ne me laisse pas éblouir par l’éclat des titres !
BOUVIGNY : Ni moi par celui de l’or... croyez-le !
ROUSSELIN : Dieu merci, on ne se courbe plus devant les seigneurs comme autrefois !
BOUVIGNY : En effet, votre grand-père a été domestique dans ma maison !
ROUSSELIN : Ah ! vous voulez me déshonorer ? Sortez, monsieur ! La considération est aujourd’hui un privilège tout personnel ! La mienne se trouve au dessus de vos calomnies ! Ne serait-ce que ces notables qui sont venus tout à l’heure m’offrir la candidature...
BOUVIGNY : On aurait pu me l’offrir aussi, à moi ! et je l’ai, je l’aurais refusée par égard pour vous. Mais devant une pareille indélicatesse, après la déclaration de vos principes, et du moment que vous êtes un démocrate, un suppôt de l’anarchie...
ROUSSELIN : Pas du tout !
BOUVIGNY : Un organe du désordre, moi aussi, je me déclare candidat ! Candidat conservateur, entendez-vous ! et nous verrons bien lequel des deux... Je suis même le camarade du préfet qui vient d’être nommé. Je ne m’en cache pas ! et il me soutiendra ! Bonsoir ! (Il sort.)