ROUSSELIN, MUREL, avec une foule d’électeurs, HEURTELOT, BEAUMESNIL, VOINCHET, HOMBOURG, LEDRU, puis GRUCHET.
MUREL : Mon cher concitoyen, les électeurs ici présents viennent vous offrir, par ma voix, la candidature du parti libéral de l’arrondissement.
ROUSSELIN : Mais..., Messieurs...
MUREL : Vous aurez entièrement pour vous les communes de Faverville, Harolle, Lahoussaye, Sannevas Bonneval, Hautot, Saint-Mathieu.
ROUSSELIN : Ah ! Ah !
MUREL : Randou, Manerville, La Coudrette ! Enfin nous comptons sur une majorité qui dépassera quinze cents voix, et votre élection est certaine.
ROUSSELIN : Ah ! citoyens ! (Bas à Murel.) Je ne sais que dire.
MUREL : Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de vos amis politiques : d’abord, le plus ardent de tous, un véritable patriote, M. Heurtelot... fabricant...
HEURTELOT : Oh ! dites cordonnier, ça ne me fait rien !
MUREL : M. Hombourg, maître de l’Hôtel du Lion d’or et entrepreneur de roulage, M. Voinchet, pépiniériste, M. Beaumesnil, sans profession, le brave capitaine Ledru, retraité.
ROUSSELIN, avec enthousiasme : Ah ! les militaires !
MUREL : Et tous nous sommes convaincus que vous remplirez hautement cette noble mission (Bas à Rousselin.) Parlez donc !
ROUSSELIN : Messieurs... non, citoyens ! Mes principes sont les vôtres ! et... certainement que... je suis l’enfant du pays, comme vous ! On ne m’a jamais vu dire du mal de la liberté, au contraire ! Vous trouverez en moi... un interprète... dévoué à vos intérêts, le défenseur... une digue contre les envahissements du Pouvoir.
MUREL, lui prenant la main : Très bien, mon ami, très bien ! Et n’ayez aucun doute sur le résultat de votre candidature ! D’abord, elle sera soutenue par l’Impartial !
ROUSSELIN : L’Impartial pour moi ?
GRUCHET, sortant de la foule : Mais tout à fait pour vous ! J’arrive de la rédaction. Julien est d’une ardeur ! (Bas à Murel, étonné de le voir.) Il m’a donné des raisons. Je vous expliquerai (Aux électeurs.) Vous permettez, n’est-ce pas ? (A Rousselin.) Maintenant, c’est bien le moins que je vous l’amène ?
ROUSSELIN : Qui ? pardon ! car j’ai la tête...
GRUCHET : Que je vous amène Julien ? il a envie de venir.
ROUSSELIN : Est-ce... vraiment nécessaire ?...
GRUCHET : Oh ! indispensable !
ROUSSELIN : Eh bien alors... oui, comme vous voudrez (Gruchet sort.)
HEURTELOT : Ce n’est pas tout ça, citoyen ! mais la première chose, quand vous serez là-bas, c’est d’abolir l’impôt des boissons !
ROUSSELIN : Les boissons ? sans doute !
HEURTELOT : Les autres font toujours des promesses ; et puis, va te promener ! Moi, je vous crois un brave ; et tapez là-dedans ! (Il lui tend la main.)
ROUSSELIN, avec hésitation : Volontiers, citoyen, volontiers !
HEURTELOT : A la bonne heure ! et il faut que ça finisse ! Voilà trop longtemps que nous souffrons !
HOMBOURG : Parbleu, on ne fait rien pour le Roulage ! l’avoine est hors de prix !
ROUSSELIN : C’est vrai ! l’Agriculture !
HOMBOURG : Je ne parle pas de l’Agriculture, je dis le Roulage !
MUREL : Il n’y a que cela ! mais, grâce à lui, le Gouvernement...
LEDRU : Ah ! le Gouvernement ! il décore un tas de freluquets !
VOINCHET : Et leur tracé du chemin de fer, qui passera par Saint-Mathieu, est d’une bêtise !...
BEAUMESNIL : On ne peut plus élever ses enfants !
ROUSSELIN : Je vous promets...
HOMBOURG : D’abord, les droits de la poste !...
ROUSSELIN : Oh ! oui !
LEDRU : Quand ce ne serait que dans l’intérêt de la discipline !...
ROUSSELIN : Parbleu !
VOINCHET : Au lieu que si on avait pris par Bonneval...
ROUSSELIN : Assurément !
BEAUMESNIL : Moi, j’en ai un qui a des dispositions...
ROUSSELIN : Je vous crois !
HOMBOURG, LEDRU, VOINCHET, BEAUMESNIL, tous à la fois :
HOMBOURG : Ainsi, pour louer un cabriolet...
LEDRU : Je ne demande rien ; cependant...
VOINCHET : Ma propriété qui se trouve...
BEAUMESNIL : Car enfin, puisqu’il y a des collèges...
MUREL, élevant la voix plus haut : Citoyens, pardon, un mot ! Citoyens, dans cette circonstance où notre cher compatriote, avec une simplicité de langage que j’ose dire antique, a si bien confirmé notre espoir, je suis heureux d’avoir été votre intermédiaire… ; — et afin de célébrer cet événement, d’où sortiront pour le canton, — et peut-être pour la France, — de nouvelles destinées, permettez-moi de vous offrir, lundi prochain, un punch, à ma fabrique.
LES ÉLECTEURS : Lundi, oui, lundi !
MUREL : Nous n’avons plus qu’à nous retirer, je crois ?
TOUS, en s’en allant : Adieu, monsieur Rousselin ! A bientôt ! ça ira ! vous verrez !
ROUSSELIN, donnant des poignées de main : Mes amis ! Ah ! je suis touché, je vous assure ! Adieu ! Tout à vous ! (Les électeurs s’éloignent.)
MUREL, à Rousselin : Soignez Heurtelot, c’est un meneur ! (Il va retrouver au fond les électeurs.)
ROUSSELIN, appelant : Heurtelot !
HEURTELOT : De quoi ?
ROUSSELIN : Vous ne pourriez pas me faire quinze paires de bottes ?
HEURTELOT : Quinze paires ?
ROUSSELIN : Oui, et autant de souliers. Ce n’est pas que j’aille en voyage, mais je tiens à avoir une forte provision de chaussures.
HEURTELOT : On va s’y mettre tout de suite, monsieur ! A vos ordres ! (Il va rejoindre les électeurs.)
HOMBOURG : Monsieur Rousselin, il m’est arrivé dernièrement une paire d’alezans, qui seraient des bijoux à votre calèche ! Voulez-vous les voir ?
ROUSSELIN : Oui, un de ces jours !
VOINCHET : Je vous donnerai une petite note, vous savez, sur le tracé du nouveau chemin de fier, de façon à ce que, prenant mon terrain par le milieu...
ROUSSELIN : Très bien !
BEAUMESNIL : Je vous amènerai mon fils ; et vous conviendrez qu’il serait déplorable de laisser un pareil enfant sans éducation.
ROUSSELIN : A la rentrée des classes, soyez sûr !...
HEURTELOT : Voilà un homme celui-là ! Vive Rousselin !
TOUS : Vive Rousselin ! (Tous les électeurs sortent.)