ROUSSELIN, MUREL.
ROUSSELIN, se précipite sur Murel, et l’embrassant : Ah ! mon ami ! mon ami ! mon ami !
MUREL : Trouvez-vous la chose bien conduite ?
ROUSSELIN : C’est-à-dire que je ne peux pas vous exprimer...
MUREL : Vous en aviez envie, avouez-le ?
ROUSSELIN : J’en serais mort ! Au bout d’un an que je m’étais retiré ici, à la campagne, j’ai senti peu à peu comme une langueur.. Je devenais lourd. Je m’endormais le soir, après le dîner ; et le médecin a dit à ma femme : « Il faut que votre mari s’occupe ! » Alors j’ai cherché en moi-même ce que je pourrais bien faire.
MUREL : Et vous avez pensé à la députation ?
ROUSSELIN : Naturellement ! Du reste, j’arrivais à l’âge où l’on se doit ça. J’ai donc acheté une bibliothèque. J’ai pris un abonnement au Moniteur.
MUREL : Vous vous êtes mis à travailler, enfin !
ROUSSELIN : Je me suis fait, premièrement, admettre dans une société d’archéologie, et j’ai commencé à recevoir, par la poste, des brochures. Puis, j’ai été du conseil municipal, du conseil d’arrondissement, enfin du conseil général ; et dans toutes les questions importantes, de peur de me compromettre... je souriais. Oh ! le sourire, quelquefois, est d’une ressource !
MUREL : Mais le public n’était pas fixé sur vos opinions, et il a fallu — vous ne savez peut-être pas...
ROUSSELIN : Oui ! je sais... c’est vous, vous seul !
MUREL : Non, vous ne savez pas !
ROUSSELIN : Si fait ! ah ! quel diplomate !
MUREL, à part : Il y mord. (Haut.) Les ouvriers de ma fabrique étaient hostiles au début. Des hommes redoutables, mon ami ! A présent, tous dans votre main !
ROUSSELIN : Vous valez votre pesant d’or !
MUREL, à part : Je n’en demande pas tant !
ROUSSELIN, le contemplant : Tenez ! vous êtes pour moi... plus qu’un frère !... comme mon enfant !
MUREL, avec lenteur : Mais... je pourrais... l’être.
ROUSSELIN : Sans doute ! en admettant que je sois plus vieux.
MUREL, avec un rire forcé : Ou moi... en devenant votre gendre. Voudriez-vous ?
ROUSSELIN, avec le même rire : Farceur !... vous ne voudriez pas vous-même !
MUREL : Parbleu ! oui !
ROUSSELIN : Allons donc ! avec vos habitudes parisiennes !
MUREL : Je vis en province !
ROUSSELIN : Eh ! on ne se marie pas à votre âge !
MUREL : Trente-quatre ans, c’est l’époque !
ROUSSELIN : Quand on a, devant soi, un avenir comme le vôtre !
MUREL : Eh ! mon avenir s’en trouverait singulièrement...
ROUSSELIN : Raisonnons ; vous êtes tout simplement le directeur de la filature de Bugnaux, représentant de la compagnie flamande.. Appointements : vingt mille.
MUREL : Plus une part considérable dans les bénéfices !
ROUSSELIN : Mais l’année où on n’en fait pas ? Et puis, on peut très bien vous mettre à la porte.
MUREL : J’irai ailleurs, où je trouverai...
ROUSSELIN : Mais vous avez des dettes ! des billets en souffrance ! on vous harcèle !
MUREL : Et ma fortune, à moi ! sans compter que plus tard...
ROUSSELIN : Vous allez me parler de l’héritage de votre tante ? Vous n’y comptez pas vous-même. Elle habite à deux cents lieues d’ici, et vous êtes fâchés !
MUREL, à part : Il sait tout, cet animal-là !
ROUSSELIN : Bref, mon cher, et quoique je ne doute nullement de votre intelligence ni de votre activité, j’aimerais mieux donner ma fille... à un homme...
MUREL : Qui n’aurait rien du tout, et qui serait bête !
ROUSSELIN : Non ! mais dont la fortune, quoique minime, serait certaine !
MUREL : Ah ! par exemple !
ROUSSELIN : Oui, monsieur, à un modeste rentier, à un petit propriétaire de campagne.
MUREL : Voilà le cas que vous faites du travail !
ROUSSELIN : Écoutez donc ! l’industrie, ça n’est pas sûr ; et un bon père de famille doit y regarder à deux fois.
MUREL : Enfin, vous me refusez votre fille ?
ROUSSELIN : Forcément ! et en bonne conscience, ce n’est pas ma faute ! sans rancune, n’est-ce pas ? (Appelant.) Pierre ! mon buvard, et un encrier ! Asseyez-vous là ! Vous allez préparer ma profession de foi aux électeurs.
(Pierre apporte ce que Rousselin a demandé, et le dépose sur la petite table à droite.)
MUREL : Moi ! que je...
ROUSSELIN : Nous la reverrons ensemble ! Mais commencez d’abord. Avec votre verve, je ne suis pas inquiet ! Ah ! vous m’avez donné tout à l’heure un bon coup d’épaule, pour mon discours ! Je ne vous tiens pas quitte ! Est-il gentil ! — Je vous laisse ! Moi, je vais à mes petites affaires ! Quelque chose d’enlevé, n’est-ce pas ? — du feu ? (Il sort.)