MUREL, GRUCHET.
GRUCHET : Qu’est-ce qui vous prend ?
MUREL : Un remords ! J’ai commis une sottise, et vous aussi.
GRUCHET : En quoi ?
MUREL : Vous étiez tout à l’heure avec ceux qui portent Rousselin à la candidature ! Vous l’avez vu !
GRUCHET : Et même que j’ai été chercher Julien ; il va venir.
MUREL : Il ne s’agit pas de lui, mais de Rousselin ! Ce Rousselin, c’est un âne ! Il ne sait pas dire quatre mots ! et nous aurons le plus pitoyable député !
GRUCHET : L’initiative n’est pas de moi !
MUREL : Il s’est toujours montré on ne peut plus médiocre.
GRUCHET : Certainement !
MUREL : Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une considération !... tandis que vous...
GRUCHET, vexé : Moi, eh bien ?
MUREL : Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne jouissez pas, dans le pays, de l’espèce d’éclat qui entoure la maison Rousselin.
GRUCHET : Oh ! si je voulais ! (Silence.)
MUREL, le regardant en face : Gruchet, seriez-vous capable de vous livrer à une assez forte dépense ?
GRUCHET : Ce n’est pas trop dans mon caractère ; cependant...
MUREL : Si on vous disait : « Moyennant quelques mille francs, tu prendras sa place, tu seras député ! »
GRUCHET : Moi, dé...
MUREL : Mais songez donc que là-bas, à Paris, on est à la source des affaires ! on connaît un tas de monde ! on va soi-même chez les ministres ! Les adjudications de fournitures, les primes sur les sociétés nouvelles, les grands travaux, la Bourse, on a tout ! Quelle influence ! mon ami, que d’occasions !
GRUCHET : Comment voulez-vous que ça m’arrive ? Rousselin est presque élu !
MUREL : Pas encore ! Il a manqué de franchise dans la déclaration de ses principes ; et là-dessus la chicane est facile ! Quelques électeurs n’étaient pas contents. Heurtelot grommelait.
GRUCHET : Le cordonnier ? J’ai contre lui une saisie pour après-demain !
MUREL : Epargnez-le ; il est fort ! Quant aux autres, on verra. Je m’arrangerai pour que la chose commence par les ouvriers de ma fabrique..., puis, s’il faut se déclarer pour vous, je me déclarerai, M. Rousselin n’ayant pas le patriotisme nécessaire ; je serai forcé de le reconnaître ; d’ailleurs, je le reconnais, c’est une ganache ?
GRUCHET, rêvant : Tiens ! tiens !
MUREL : Qui vous arrête ? Vous êtes pour la gauche ? Eh bien, on vous pousse à la Chambre de ce côté-là ; et quand bien même vous n’iriez pas, votre candidature seule, en ôtant des voix à Rousselin, l’empêche d’y parvenir.
GRUCHET : Comme ça le ferait bisquer !
MUREL : Un essai ne coûte rien ; peut-être quelques centaines de francs dans les cabarets.
GRUCHET, vivement : Pas plus, vous croyez ?
MUREL : Et je vais remuer tout l’arrondissement [[Nous ferons répandre que c’est un légitimiste déguisé ; biffé par LA CENSURE]], et vous serez nommé, et Rousselin sera enfoncé ! Et beaucoup de ceux qui font semblant de ne pas vous connaître s’inclineront très bas en vous disant : « Monsieur le député, j’ai bien l’honneur de vous offrir mes hommages. »