Salammbô

Rédaction
1857-1862
Première édition
Paris, Michel Lévy, 1862
Édition choisie
Paris, Alphonse Lemerre, 1879
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Entamé dès avant la publication de Madame Bovary, Salammbô demande à son auteur une durée de rédaction à peu près équivalente, de mars 1857 à avril 1862. Alors qu’il entame le troisième chapitre, Flaubert sent la nécessité de visiter les lieux où se déroule l’action, en Tunisie et surtout à Carthage (mai-juin 1858). Dans les mois qui suivent sa publication, chez Michel Lévy le 24 novembre 1862, le « roman antique » donne lieu à une vive polémique, connue sous le nom de « Querelle de Salammbô ».

Édition originale en ligne sur Gallica.

Documentation.

Chapitrage

Salammbô

Rédaction
1857-1862
Première édition
Paris, Michel Lévy, 1862
Édition choisie
Paris, Alphonse Lemerre, 1879
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Entamé dès avant la publication de Madame Bovary, Salammbô demande à son auteur une durée de rédaction à peu près équivalente, de mars 1857 à avril 1862. Alors qu’il entame le troisième chapitre, Flaubert sent la nécessité de visiter les lieux où se déroule l’action, en Tunisie et surtout à Carthage (mai-juin 1858). Dans les mois qui suivent sa publication, chez Michel Lévy le 24 novembre 1862, le « roman antique » donne lieu à une vive polémique, connue sous le nom de « Querelle de Salammbô ».

Édition originale en ligne sur Gallica.

Documentation.

III : Salammbô

IV
Sous les murs de Carthage

Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l’armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.

On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt parurent ; mais ils s’arrêtèrent au milieu de l’isthme, sur le bord du lac.

D’abord ils n’annoncèrent rien d’hostile. Plusieurs s’approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.

Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d’un manteau, et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant des heures à regarder l’aqueduc, et avec une telle persistance, qu’il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l’accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.

Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l’isthme : d’abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d’autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d’orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tours s’élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux, et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.

Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d’argile pour cuire la saumure.

Par-derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales ; d’innombrables ruelles, s’entre-croisant, la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes, comme des fleuves sous des ponts.

La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C’étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d’azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contre-forts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons ; les volutes se déroulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l’un sur l’autre en se cachant à demi, d’une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées.

Derrière l’Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s’allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s’espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu’au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits.

Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.

De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours ; ils se disputaient sur l’emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d’or ; Melkarth, à la gauche d’Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches de corail ; Tanit, au-delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L’on voyait à l’angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer s’étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.

Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains : les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les terrasses, les bœufs que l’on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait drapé d’un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.

Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l’anéantir et l’habiter. Mais qu’y avait-il dans le Port-Militaire, défendu par une triple muraille ? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que l’Acropole, apparaissait le palais d’Hamilcar.

Les yeux de Mâtho à chaque instant s’y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait constamment fermée.

Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout d’une haleine. Il arriva au bas des Mappales, voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s’en revint.

Son impuissance l’exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu’un qui l’aurait possédée. Ses énervements l’abandonnèrent, et ce fut une ardeur d’action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d’un pas rapide à travers le camp ; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles furieuses.

« Laisse aller ta colère comme un char qui s’emporte, disait Spendius. Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s’apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine ; elle te soutiendra ! »

Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manœuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa force surtout. D’ailleurs il inspirait comme une crainte mystique ; on croyait qu’il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines s’animèrent de son exemple. L’armée, bientôt, se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.

Il aurait fallu pour les écraser dans l’isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par-derrière, l’une débarquant au fond du golfe d’Utique, la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus ? S’ils inclinaient vers l’orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S’ils se repliaient sur l’occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, les campagnes environnantes ; les Riches tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.

Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu’avec des vaisseaux et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait, au contraire, qu’ils fussent payés. À cause de sa popularité, les Anciens le détestaient ; car ils redoutaient le hasard d’un maître, et, par terreur de la monarchie, s’efforçaient d’atténuer ce qui en subsistait ou la pouvait rétablir.

Il y avait en dehors des fortifications des gens d’une autre race et d’une origine inconnue, – tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et varech , s’accrochaient contre la falaise comme des nids d’hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelles s’aperçurent un matin qu’ils étaient tous partis.

Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des voisins. Ils s’avançaient d’un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines, ou bien ils s’arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était fini et qu’on allait faire justice à leurs réclamations.

Beaucoup d’entre eux voyaient pour la première fois un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu’ils avaient imaginée, c’était un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait l’armée dans une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes. Le sol des rues était aspergé d’eau fraîche ; par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l’ombre. Les faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme des miroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils avaient peur avec leurs longues robes de renverser quelque chose.

Les soldats demandèrent des vivres, en s’engageant à les payer sur l’argent qu’on leur devait.

On leur envoya des bœufs, des moutons, des pintades, des fruits secs et des lupins, avec des scombres fumés, de ces scombres excellents que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ils tournaient dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques ; et, dénigrant ce qu’ils convoitaient, offraient pour un bélier la valeur d’un pigeon, pour trois chèvres le prix d’une grenade. Les Mangeurs-de-choses-immondes, se portant pour arbitres, affirmaient qu’on les dupait. Alors ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer.

Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d’années que l’on devait à chaque soldat. Mais il était impossible, maintenant, de savoir combien on avait engagé de Mercenaires, et les Anciens furent effrayés de la somme exorbitante qu’ils auraient à payer. Il fallait vendre la réserve du silphium, imposer les villes marchandes ; les Mercenaires s’impatienteraient, déjà Tunis était avec eux ; et les Riches, étourdis par les fureurs d’Hannon et les reproches de son collègue, recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître quelque Barbare d’aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié, lui dire de bonnes paroles. Cette confiance les calmerait.

Des marchands, des scribes, des ouvriers de l’arsenal, des familles entières se rendirent chez les Barbares.

Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois, mais par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de front s’y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, les faisait attentivement fouiller ; Mâtho, en face de lui, examinait cette multitude, cherchant à retrouver quelqu’un qu’il pouvait avoir vu chez Salammbô.

Le camp ressemblait à une ville, tant il était rempli de monde et d’agitation. Les deux foules distinctes se mêlaient sans se confondre, l’une habillée de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils à des pommes de pin, l’autre vêtue de fer et portant des casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de toutes nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies dans les bouges, volées à des caravanes, prises dans le sac des villes, que l’on fatiguait d’amour tant qu’elles étaient jeunes, qu’on accablait de coups lorsqu’elles étaient vieilles, et qui mouraient dans les déroutes au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes de somme abandonnées. Les épouses des Nomades balançaient sur leurs talons des robes en poil de dromadaire, carrées, et de couleur fauve ; des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes violettes et les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes ; de vieilles Négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des fientes d’animal que l’on desséchait au soleil ; les Syracusaines avaient des plaques d’or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des enfants robustes, couverts de vermine, nus, incirconcis, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur tête, ou venaient par-derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux mains.

Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris par la quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérables étaient tristes, les autres dissimulaient leur inquiétude.

Les soldats leur frappaient sur l’épaule, en les excitant à la gaieté. Dès qu’ils apercevaient quelque personnage, ils l’invitaient à leurs divertissements. Quand on jouait au disque, ils s’arrangeaient pour lui écraser les pieds, et au pugilat, dès la première passe, lui fracassaient la mâchoire. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois avec leurs frondes, les psylles avec des vipères, les cavaliers avec leurs chevaux. Ces gens d’occupations paisibles, à tous les outrages, baissaient la tête et s’efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se montrer braves, faisaient signe qu’ils voulaient devenir des soldats. On leur donnait à fendre du bois et à étriller des mulets. On les bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les rues du camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mercenaires s’arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques.

Beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïvement tous les Carthaginois très riches, et ils marchaient derrière eux en les suppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout ce qui leur semblait beau : une bague, une ceinture, des sandales, la frange d’une robe, et, quand le Carthaginois dépouillé s’écriait : « Mais je n’ai plus rien. Que veux-tu ? » ils répondaient : « Ta femme ! » D’autres disaient : « Ta vie ! »

Les comptes militaires furent remis aux capitaines, lus aux soldats, définitivement approuvés. Alors ils réclamèrent des tentes ; on leur donna des tentes. Les polémarques des Grecs demandèrent quelques-unes de ces belles armures que l’on fabriquait à Carthage ; le Grand-Conseil vota des sommes pour cette acquisition. Mais il était juste, prétendaient les cavaliers, que la République les indemnisât de leurs chevaux ; l’un affirmait en avoir perdu trois à tel siège, un autre cinq dans telle marche, un autre quatorze dans les précipices. On leur offrit des étalons d’Hécatompyle ; ils aimèrent mieux de l’argent.

Puis ils demandèrent qu’on leur payât en argent (en pièces d’argent et non en monnaie de cuir) tout le blé qu’on leur devait, et au plus haut prix où il s’était vendu pendant la guerre, si bien qu’ils exigeaient pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu’ils n’avaient donné pour un sac de froment. Cette injustice exaspéra ; il fallut céder, pourtant.

Les délégués des soldats et ceux du Grand-Conseil se réconcilièrent, en jurant par le Génie de Carthage et par les Dieux des Barbares. Avec les démonstrations et la verbosité orientales ils se firent des excuses et des caresses. Puis les soldats réclamèrent, comme une preuve d’amitié, la punition des traîtres qui les avaient indisposés contre la République.

On feignit de ne pas les comprendre. Ils s’expliquèrent plus nettement, disant qu’il leur fallait la tête d’Hannon.

Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp. Ils se promenaient au pied des murs. Ils criaient qu’on leur jetât la tête du Suffète, et ils tendaient leurs robes pour la recevoir.

Le Grand-Conseil aurait faibli, peut-être, sans une dernière exigence plus injurieuse que les autres : ils demandèrent en mariage, pour leurs chefs, des vierges choisies dans les grandes familles. C’était une idée de Spendius, que plusieurs trouvaient toute simple et fort exécutable. Cette prétention de vouloir se mêler au sang punique indigna le peuple ; on leur signifia brutalement qu’ils n’avaient plus rien à recevoir. Alors ils s’écrièrent qu’on les avait trompés ; si avant trois jours leur solde n’arrivait pas, ils iraient eux-mêmes la prendre dans Carthage.

La mauvaise foi des Mercenaires n’était point aussi complète que le pensaient leurs ennemis. Hamilcar leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et réitérées. Ils avaient pu croire, en débarquant à Carthage, qu’on leur abandonnerait la ville, qu’ils se partageraient des trésors ; et quand ils virent que leur solde à peine serait payée, ce fut une désillusion pour leur orgueil comme pour leur cupidité.

Denys, Pyrrhus, Agathoclès et les généraux d’Alexandre n’avaient-ils pas fourni l’exemple de merveilleuses fortunes? L’idéal d’Hercule, que les Chananéens confondaient avec le soleil, resplendissait à l’horizon des armées. On savait que de simples soldats avaient porté des diadèmes, et le retentissement des empires qui s’écroulaient faisait rêver le Gaulois dans sa forêt de chênes, l’Éthiopien dans ses sables. Mais il y avait un peuple toujours prêt à utiliser les courages ; et le voleur chassé de sa tribu, le parricide errant sur les chemins, le sacrilège poursuivi par les dieux, tous les affamés, tous les désespérés tâchaient d’atteindre au port où le courtier de Carthage recrutait des soldats. Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette fois pourtant, l’ardeur de son avarice l’avait entraînée dans une infamie périlleuse. Les Numides, les Libyens, l’Afrique entière s’allaient jeter sur Carthage. La mer seule était libre. Elle y rencontrait les Romains ; et, comme un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout autour d’elle.

Il fallut bien recourir à Giscon ; les Barbares acceptèrent son entremise. Un matin, ils virent les chaînes du port s’abaisser, et trois bateaux plats, passant par le canal de la Tænia, entrèrent dans le lac.

Sur le premier, à la proue, on apercevait Giscon. Derrière lui, et plus haut qu’un catafalque, s’élevait une caisse énorme, garnie d’anneaux pareils à des couronnes qui pendaient. Apparaissait ensuite la légion des Interprètes, coiffés comme des sphinx, et portant un perroquet tatoué sur la poitrine. Des amis et des esclaves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu’ils se touchaient des épaules. Les trois longues barques, pleines à sombrer, s’avançaient aux acclamations de l’armée, qui les regardait.

Dès que Giscon débarqua, les soldats coururent à sa rencontre. Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et déclara qu’il ne s’en irait pas avant de les avoir tous intégralement payés.

Des applaudissements éclatèrent. Il fut longtemps sans pouvoir parler.

Puis il blâma les torts de la République et ceux des Barbares ; la faute en était à quelques mutins, qui par leur violence avaient effrayé Carthage. La meilleure preuve de ses bonnes intentions, c’était qu’on l’envoyait vers eux, lui, l’éternel adversaire du suffète Hannon ! Ils ne devaient point supposer au peuple l’ineptie de vouloir irriter des braves, ni assez d’ingratitude pour méconnaître leurs services ; et Giscon se mit à la paye des soldats en commençant par les Libyens. Comme ils avaient déclaré les listes mensongères, il ne s’en servit point.

Ils défilaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs doigts pour dire le nombre des années ; on les marquait successivement au bras gauche avec de la peinture verte ; les scribes puisaient dans le coffre béant, et d’autres, avec un stylet, faisaient des trous sur une lame de plomb.

Un homme passa, qui marchait lourdement, à la manière des bœufs.

« Monte près de moi, dit le Suffète, suspectant quelque fraude ; combien d’années as-tu servi ?

– Douze ans », répondit le Libyen.

Giscon lui glissa les doigts sous la mâchoire, car la mentonnière du casque y produisait à la longue deux callosités ; on les appelait des carroubes, et avoir les carroubes était une locution pour dire un vétéran.

« Voleur ! s’écria le Suffète, ce qui te manque au visage tu dois le porter sur les épaules ! » et lui déchirant sa tunique, il découvrit son dos couvert de gales saignantes ; c’était un laboureur d’Hippo-Zaryte. Des huées s’élevèrent ; on le décapita.

Dès qu’il fut nuit, Spendius alla réveiller les Libyens. Il leur dit :

« Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les hommes d’Italie seront payés, ils s’en retourneront. Mais vous autres, vous resterez en Afrique, épars dans vos tribus, et sans aucune défense ! C’est alors que la République se vengera ! Méfiez-vous du voyage ! Allez-vous croire à toutes les paroles ? Les deux suffètes sont d’accord ! Celui-là vous abuse ! Rappelez-vous l’Île-des-Ossements, et Xantippe, qu’ils ont renvoyé à Sparte sur une galère pourrie !

– Comment nous y prendre ? demandaient-ils.

– Réfléchissez ! » disait Spendius.

Les deux jours suivants se passèrent à payer les gens de Magdala, de Leptis, d’Hécatompyle ; Spendius se répandait chez les Gaulois.

« On solde les Libyens, ensuite on payera les Grecs, puis les Baléares, les Asiatiques, et tous les autres ! Mais vous, qui n’êtes pas nombreux, on ne vous donnera rien ! Vous ne reverrez plus vos patries ! Vous n’aurez point de vaisseaux ! Ils vous tueront, pour épargner la nourriture. »

Les Gaulois vinrent trouver le Suffète. Autharite, celui qu’il avait blessé chez Hamilcar, l’interpella. Il disparut, repoussé par les esclaves mais en jurant qu’il se vengerait.

Les réclamations, les plaintes se multiplièrent. Les plus obstinés pénétraient dans la tente du Suffète ; pour l’attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et les cicatrices de leurs blessures. Ceux qui n’étaient point encore payés s’irritaient, ceux qui avaient reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux ; et les vagabonds, les bannis, prenant les armes des soldats, affirmaient qu’on les oubliait. À chaque minute, il arrivait comme des tourbillons d’hommes ; les tentes craquaient, s’abattaient ; la multitude serrée entre les remparts du camp oscillait à grands cris depuis les portes jusqu’au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d’ivoire, et, regardant la mer, il restait immobile, les doigts enfoncés dans sa barbe.

Souvent Mâtho s’écartait pour s’entretenir avec Spendius ; puis il se replaçait en face du Suffète, et Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardées vers lui. Par-dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancèrent des injures, mais qu’ils n’entendirent pas. Cependant la distribution continuait, et le Suffète à tous les obstacles trouvait des expédients.

Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la différence des monnaies. Il leur fournit de telles explications qu’ils se retirèrent sans murmures. Les Nègres réclamèrent de ces coquilles blanches usitées pour le commerce dans l’intérieur de l’Afrique. Il leur offrit d’en envoyer prendre à Carthage ; alors, comme les autres, ils acceptèrent de l’argent.

On avait promis aux Baléares quelque chose de meilleur, à savoir des femmes. Le Suffète répondit que l’on attendait pour eux toute une caravane de vierges ; la route était longue, il fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien frottées de benjoin, on les enverrait sur des vaisseaux dans les ports des Baléares.

Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux, sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis, et il cria :

« En as-tu réservé pour les cadavres ? » tandis qu’il montrait dans Carthage la porte de Khamon.

Aux derniers feux du soleil, les plaques d’airain la garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Barbares crurent apercevoir sur elle une traînée sanglante. Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit à pas graves et s’enferma dans sa tente.

Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes, qui couchaient en dehors, ne bougèrent point ; ils se tenaient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord des dents et la face bleuâtre. Des mucosités blanches coulaient de leurs narines, et leurs membres étaient raides, comme si le froid pendant la nuit les eût tous gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs.

La rébellion dès lors ne s’arrêta plus. Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les défiances de Spendius. Ils s’imaginaient que la République cherchait toujours à les tromper. Il fallait en finir ! On se passerait des interprètes ! Zarxas, avec une fronde autour de la tête, chantait des chansons de guerre ; Autharite brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait à l’un quelque parole, fournissait à l’autre un poignard. Les plus forts tâchaient de se payer eux-mêmes, les moins furieux demandaient que la distribution continuât. Personne maintenant ne quittait ses armes, et toutes les colères se réunissaient contre Giscon dans une haine tumultueuse.

Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant qu’ils vociféraient des injures on les écoutait avec patience ; mais s’ils tentaient pour lui le moindre mot, ils étaient immédiatement lapidés, ou par-derrière d’un coup de sabre on leur abattait la tête. L’amoncellement des sacs était plus rouge qu’un autel.

Ils devenaient terribles après le repas, quand ils avaient bu du vin ! C’était une joie défendue sous peine de mort dans les armées puniques, et ils levaient leur coupe du côté de Carthage par dérision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers les esclaves des finances et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe, différent dans chaque langue, était compris de tous.

Giscon savait bien que la patrie l’abandonnait, mais ne voulait point la déshonorer. Quand ils lui rappelèrent qu’on leur avait promis des vaisseaux, il jura par Moloch de leur en fournir lui- même, à ses frais, et, arrachant son collier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage de serment.

Alors les Africains réclamèrent le blé, d’après les engagements du Grand-Conseil. Giscon étala les comptes des Syssites, tracés avec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; il lisait tout ce qui était entré dans Carthage, mois par mois et jour par jour.

Soudain il s’arrêta, les yeux béants, comme s’il fût découvert entre les chiffres sa sentence de mort.

Les Anciens les avaient frauduleusement réduits, et le blé, vendu pendant l’époque la plus calamiteuse de la guerre, se trouvait à un taux si bas, qu’à moins d’aveuglement on n’y pouvait croire.

« Parle ! crièrent-ils, plus haut ! Ah ! c’est qu’il cherche à mentir, le lâche ! méfions-nous. »

Pendant quelque temps il hésita. Enfin il reprit sa besogne.

Les soldats, sans se douter qu’on les trompait, acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites. L’abondance où s’était trouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils brisèrent la caisse de sycomore ; elle était vide aux trois quarts. Ils avaient vu de telles sommes en sortir qu’ils la jugeaient inépuisable ; Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent les sacs. Mâtho les conduisait, et comme ils criaient : « L’argent ! l’argent ! » Giscon à la fin répondit :

« Que votre général vous en donne ! »

Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe. Une flèche, arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille dans son large anneau d’or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur son épaule.

À un geste de Mâtho, tous s’avancèrent. Il écarta les bras ; Spendius, avec un nœud coulant, l’étreignit aux poignets ; un autre le renversa, et il disparut dans le désordre de la foule qui s’écroulait sur les sacs.

Ils saccagèrent sa tente. On n’y trouva que les choses indispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l’accompagner ; c’étaient des hommes considérables et tous du parti de la guerre.

On les entraîna en dehors des tentes, et on les précipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaînes de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux solides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d’un javelot.

Autharite, tout en les surveillant, les accablait d’invectives ; comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne répondaient pas ; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier.

 

Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l’armée. À présent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient. Mâtho souffrait d’une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragé Salammbô ; ces Riches étaient comme une dépendance de sa personne. Il s’asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont son cœur était plein.

Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls étaient payés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particulières, on sentait le péril de s’y abandonner. Les représailles, après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait prévenir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n’en finissaient pas. Chacun parlait, on n’écoutait personne, et Spendius, ordinairement si loquace, à toutes les propositions secouait la tête.

Un soir il demanda négligemment à Mâtho s’il n’y avait pas des sources dans l’intérieur de la ville.

« Pas une ! » répondit Mâtho.

Le lendemain, Spendius l’entraîna sur la berge du lac.

« Maître ! dit l’ancien esclave, si ton cœur est intrépide, je te conduirai dans Carthage.

– Comment ? répétait l’autre en haletant.

– Jure d’exécuter tous mes ordres, de me suivre comme une ombre ! »

Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar, s’écria :

« Par Tanit, je le jure ! »

Spendius reprit :

« Demain après le coucher du soleil, tu m’attendras au pied de l’aqueduc, entre la neuvième et la dixième arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales de cuir. »

L’aqueduc dont il parlait traversait obliquement l’isthme entier, – ouvrage considérable, agrandi plus tard par les Romains. Malgré son dédain des autres peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome elle-même avait fait de la galère punique ; et cinq rangs d’arcs superposés, d’une architecture trapue, avec des contreforts à la base et des têtes de lion au sommet, aboutissaient à la partie occidentale de l’Acropole, où ils s’enfonçaient sous la ville pour déverser presque une rivière dans les citernes de Mégara.

À l’heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha une sorte de harpon au bout d’une corde, le fit tourner rapidement comme une fronde, l’engin de fer s’accrocha ; et ils se mirent, l’un derrière l’autre, à grimper le long du mur.

Mais quand ils furent montés sur le premier étage, le crampon, chaque fois qu’ils le jetaient, retombait ; il leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche ; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre.

Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius, de temps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main.

« C’est là, dit-il, commençons ! » Et pesant sur l’épieu qu’avait apporté Mâtho, ils parvinrent à disjoindre une des dalles.

Ils aperçurent au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d’or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant un homme couronné de plumes d’autruche et qui galopait avec une lance à chaque main.

« Narr’Havas ! s’écria Mâtho.

– Qu’importe ! » reprit Spendius ; et il sauta dans le trou qu’ils venaient de faire en découvrant la dalle.

Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes.

« Nous reviendrons, dit Spendius ; mets-toi devant ». Alors ils s’aventurèrent dans le conduit des eaux.

Ils en avaient jusqu’au ventre. Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit. L’eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure ; ils se déchiraient le visage. Puis le courant les entraîna. Un air plus lourd qu’un sépulcre leur écrasait la poitrine ; et la tête sous les bras, les genoux l’un contre l’autre, allongés tant qu’ils pouvaient, ils passaient comme des flèches dans l’obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux, et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent.

Quand ils furent remontés à la surface, ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à humer l’air, délicieusement. Des arcades, les unes derrière les autres, s’ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l’eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme des disques de lumière ; les ténèbres à l’entour, s’épaississant vers les murs, les reculaient indéfiniment ; le moindre bruit faisait un grand écho.

Spendius et Mâtho se remirent à nager, et passant par l’ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres à la file. Deux autres rangs de bassins plus petits s’étendaient parallèlement de chaque côté. Ils se perdirent ; ils tournaient, revenaient. Quelque chose résista sous leurs talons. C’était le pavé de la galerie qui longeait les citernes.

Alors, s’avançant avec de grandes précautions, ils palpèrent la muraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient à remonter, puis ils retombaient encore ; et ils sentaient une épouvantable fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l’eau. Leurs yeux se fermèrent ; ils agonisaient.

Spendius se frappa la main contre les barreaux d’une grille. Ils la secouèrent, elle céda, et ils se trouvèrent sur les marches d’un escalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe d’un poignard, ils écartèrent la barre que l’on ouvrait du dehors ; tout à coup le grand air pur les enveloppa.

La nuit était pleine de silence, et le ciel avait une hauteur démesurée. Des bouquets d’arbres débordaient sur les longues lignes des murs. La ville entière dormait. Les feux des avant-postes brillaient, comme des étoiles perdues.

Spendius, qui avait passé trois ans dans l’ergastule, connaissait imparfaitement les quartiers. Mâtho conjectura que, pour se rendre au palais d’Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, en traversant les Mappales.

« Non, dit Spendius, conduis-moi au temple de Tanit. »

Mâtho voulut parler.

« Rappelle-toi ! » fit l’ancien esclave ; et, levant son bras, il lui montra la planète de Chabar qui resplendissait.

Mâtho se tourna silencieusement vers l’Acropole.

Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient les sentiers. L’eau coulait de leurs membres sur la poussière. Leurs sandales humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des torches, à chaque pas fouillait les buissons ; – et il marchait derrière Mâtho, les mains posées sur les deux poignards qu’il portait aux bras, tenus au-dessous de l’aisselle par un cercle de cuir. 

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