Salammbô

Rédaction
1857-1862
Première édition
Paris, Michel Lévy, 1862
Édition choisie
Paris, Alphonse Lemerre, 1879
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Entamé dès avant la publication de Madame Bovary, Salammbô demande à son auteur une durée de rédaction à peu près équivalente, de mars 1857 à avril 1862. Alors qu’il entame le troisième chapitre, Flaubert sent la nécessité de visiter les lieux où se déroule l’action, en Tunisie et surtout à Carthage (mai-juin 1858). Dans les mois qui suivent sa publication, chez Michel Lévy le 24 novembre 1862, le « roman antique » donne lieu à une vive polémique, connue sous le nom de « Querelle de Salammbô ».

Édition originale en ligne sur Gallica.

Documentation.

Chapitrage

Salammbô

Rédaction
1857-1862
Première édition
Paris, Michel Lévy, 1862
Édition choisie
Paris, Alphonse Lemerre, 1879
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Entamé dès avant la publication de Madame Bovary, Salammbô demande à son auteur une durée de rédaction à peu près équivalente, de mars 1857 à avril 1862. Alors qu’il entame le troisième chapitre, Flaubert sent la nécessité de visiter les lieux où se déroule l’action, en Tunisie et surtout à Carthage (mai-juin 1858). Dans les mois qui suivent sa publication, chez Michel Lévy le 24 novembre 1862, le « roman antique » donne lieu à une vive polémique, connue sous le nom de « Querelle de Salammbô ».

Édition originale en ligne sur Gallica.

Documentation.

V : Tanit

VI
Hannon

« J’aurais dû l’enlever ! disait-il le soir à Spendius. Il fallait la saisir, l’arracher de sa maison ! Personne n’eût osé rien contre moi ! »

Spendius ne l’écoutait pas. Étendu sur le dos, il se reposait avec délices, près d’une grande jarre pleine d’eau miellée, où de temps à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment.

Mâtho reprit :

« Que faire ?... Comment rentrer dans Carthage ?

– Je ne sais », lui dit Spendius.

Cette impassibilité l’exaspérait ; il s’écria :

« Eh ! la faute vient de toi ! Tu m’entraînes, puis tu m’abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donc t’obéirais-je ? Te crois-tu mon maître ? Ah ! prostitueur, esclave, fils d’esclave ! » Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main.

Le Grec ne répondit pas. Un lampadaire d’argile brûlait doucement contre le mât de la tente, où le zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue.

Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes, boucla sa jaquette à lames d’airain, prit son casque.

« Où vas-tu ? demanda Spendius.

– J’y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai ! Et s’ils se présentent, je les écrase comme des vipères ! Je la ferai mourir, Spendius ! » Il répéta : « Oui ! Je la tuerai ! tu verras, je la tuerai ! »

Spendius, qui tendait l’oreille, arracha brusquement le zaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant, par-dessus, des toisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillèrent ; et Narr’Havas entra, suivi d’une vingtaine d’hommes environ.

Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d’oreille en bois, des chaussures en peau d’hyène ; et, restés sur le seuil, ils s’appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent. Narr’Havas était le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles serraient ses bras minces ; le cercle d’or attachant autour de sa tête son large vêtement retenait une plume d’autruche qui lui pendait par-derrière l’épaule ; un continuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaient aiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa personne quelque chose d’attentif et de léger.

Il déclara qu’il venait se joindre aux Mercenaires, car la République menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avait intérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur être utile.

« Je vous fournirai des éléphants (mes forêts en sont pleines), du vin, de l’huile, de l’orge, des dattes, de la poix et du soufre pour les sièges, vingt mille fantassins et dix mille chevaux. Si je m’adresse à toi, Mâtho, c’est que la possession du zaïmph t’a rendu le premier de l’armée. » Il ajouta : « Nous sommes d’anciens amis, d’ailleurs. »

Mâtho considérait Spendius, qui écoutait assis sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signes d’assentiment. Narr’Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot. Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement, et Mâtho, emporté par cette colère, s’écria qu’il acceptait l’alliance.

On amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la nuit. On les égorgea au bord d’une fosse. Quand elle fut pleine de sang, ils y plongèrent leurs bras. Puis Narr’Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho, Mâtho la sienne sur la poitrine de Narr’Havas. Ils répétèrent ce stigmate sur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à manger, et on brûla le reste des viandes avec la peau, les ossements, les cornes et les ongles.

Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu’il était revenu portant le voile de la Déesse ; ceux mêmes qui n’étaient pas de la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasme qu’un Génie survenait. Quant à chercher à s’emparer du zaïmph, aucun n’y songea ; la manière mystérieuse dont il l’avait acquis suffisait, dans l’esprit des Barbares, à en légitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Les autres, dont la haine était moins vieille, ne savaient que résoudre. S’ils avaient eu des navires, ils se seraient immédiatement en allés.

Spendius, Narr’Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutes les tribus du territoire punique.

Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôts exorbitants ; les fers, la hache ou la croix punissaient les retards et jusqu’aux murmures. Il fallait cultiver ce qui convenait à la République, fournir ce qu’elle demandait ; personne n’avait le droit de posséder une arme ; quand les villages se révoltaient, on vendait les habitants ; les gouverneurs étaient estimés comme des pressoirs, d’après la quantité qu’ils faisaient rendre. Puis, au-delà des régions directement soumises à Carthage, s’étendaient les alliés ne payant qu’un médiocre tribut ; derrière les alliés vagabondaient les Nomades, qu’on pouvait lâcher sur eux. Par ce système, les récoltes étaient toujours abondantes, les haras savamment conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton, un maître en fait de labours et d’esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard en fut ébahi, et le cri de mort qu’il répétait dans Rome n’était que l’exclamation d’une jalousie cupide.

Durant la dernière guerre, les exactions avaient redoublé, si bien que les villes de Libye, presque toutes, s’étaient livrées à Régulus. Pour les punir, on avait exigé d’elles mille talents, vingt mille bœufs, trois cents sacs de poudre d’or, des avances de grains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis en croix ou jetés aux lions.

Tunis surtout exécrait Carthage ! Plus vieille que la métropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord de l’eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations, les massacres et les épidémies ne l’affaiblissaient pas. Elle avait soutenu Archagate, fils d’Agathoclès. Les Mangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y trouvèrent des armes.

Les courriers n’étaient pas encore partis, que dans les provinces une joie universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dans les bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de la République ; on retira des cavernes les vieilles armes que l’on cachait ; avec le fer des charrues on forgea des épées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d’oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lances s’amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. On expédia des bestiaux et de l’argent. Mâtho paya vite aux Mercenaires l’arrérage de leur solde ; et cette idée de Spendius le fit nommer général en chef, schalischim des Barbares.

En même temps, les secours d’hommes affluaient. D’abord parurent les gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Des caravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchands qui venaient à Carthage, dans l’espoir d’un profit plus certain, se mêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandes nombreuses. Des hauteurs de l’Acropole on voyait l’armée qui grossissait.

Sur la plate-forme de l’aqueduc les gardes de la Légion étaient postés en sentinelles ; et près d’eux, de distance en distance, s’élevaient des cuves en airain où bouillonnaient des flots d’asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s’agitait tumultueusement. Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares.

Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Colonies phéniciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mêmes, et, dans les traités que concluait la République, faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer. Cependant elles respectaient cette sœur plus forte, qui les protégeait, et elles ne croyaient point qu’un amas de Barbares fût capable de la vaincre ; ils seraient au contraire exterminés. Elles désiraient rester neutres et vivre tranquilles.

Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fond d’un golfe, était commode pour amener dans Carthage les secours du dehors. Si Utique seule était prise, Hippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la côte, la remplacerait, et la métropole, ainsi ravitaillée, se trouverait inexpugnable.

Spendius voulait qu’on entreprît le siège immédiatement. Narr’Havas s’y opposa ; il fallait d’abord se porter sur la frontière. C’était l’opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même, et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique, Mâtho Hippo-Zaryte ; le troisième corps d’armée, s’appuyant à Tunis, occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s’en chargea. Quant à Narr’Havas, il devait retourner dans son royaume pour y prendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes.

Les femmes crièrent bien fort à cette décision ; elles convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussi réclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu’on s’en allait ! Les soldats presque seuls partirent. Mâtho commandait ses compagnons avec les Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l’Occident et des îles, et tous ceux qui parlaient grec avaient demandé Spendius, à cause de son esprit.

La stupéfaction fut grande quand on vit l’armée se mouvoir tout à coup ; puis elle s’allongea sous la montagne de l’Ariane, par le chemin d’Utique, du côté de la mer. Un tronçon demeura devant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l’autre bord du golfe, à la lisière des bois, où il s’enfonça.

Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux cités tyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage. Déjà une armée considérable l’entamait, en occupant l’isthme par la base ; et bientôt elle périrait affamée, car on ne pouvait vivre sans l’auxiliaire des provinces, les citoyens ne payant pas, comme à Rome, de contributions. Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du pain l’empêchait d’avoir cette prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s’y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine.

Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par tout ce qu’on avait gaspillé, perdu, tandis qu’on marchandait les Barbares. Cependant il fallait des soldats, et pas un gouvernement ne se fiait à la République ! Ptolémée naguère lui avait refusé deux mille talents. D’ailleurs, le rapt du voile les décourageait. Spendius l’avait bien prévu.

Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son cœur son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement.

D’abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assez fort pour l’accaparer. Les dettes particulières étaient considérées comme dettes publiques. Les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce. En multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l’usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Seule, elle ouvrait toutes les magistratures ; et bien que la puissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y atteindre.

Les sociétés de commerçants, où l’on élaborait les lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les cent membres du Conseil des Anciens, dépendant eux-mêmes de la Grande-Assemblée, réunion générale de tous les Riches. Quant aux deux Suffètes, à ces restes de rois, moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour dans deux familles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines, pour qu’ils s’affaiblissent réciproquement. Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre ; et, quand ils étaient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait.

Donc la force de Carthage émanait des Syssites, c’est-à-dire d’une grande cour au centre de Malqua, à l’endroit, disait-on, où avait abordé la première barque de matelots phéniciens, la mer depuis lors s’étant beaucoup retirée. C’était un assemblage de petites chambres d’une architecture archaïque, en troncs de palmier, avec des encoignures de pierre, et séparées les unes des autres pour recevoir isolément les différentes compagnies. Les Riches se tassaient là tout le jour, pour débattre leurs intérêts et ceux du gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu’à l’extermination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la cour ; et d’en bas on les apercevait attablés dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d’oreilles qui se penchaient entre les buires, – tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s’ébattent dans la mer.

Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes, ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait aux portes, les escortait jusqu’à leurs palais pour en tirer quelque nouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaient fermées ; les rues s’emplissaient, se vidaient soudain ; on montait à l’Acropole ; on courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué sur la place de Kamon, et l’on décida de s’en remettre à Hannon, le vainqueur d’Hécatompyle.

C’était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d’Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca. Personne n’avait une telle expérience dans les choses de l’administration.

Il décréta l’enrôlement de tous les citoyens valides, il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des provisions d’armes exorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze galères dont on n’avait pas besoin ; et il voulut que tout fût enregistré, soigneusement écrit. Il se faisait transporter à l’arsenal, au phare, dans le trésor des temples ; on apercevait toujours sa grande litière qui, en se balançant de gradin en gradin, montait les escaliers de l’Acropole. Dans son palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à la bataille, il hurlait, d’une voix terrible, des manœuvres de guerre.

Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave. Les Riches, dès le chant des coqs, s’alignaient le long des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils s’exerçaient à manier la pique. Mais, faute d’instructeur, on se disputait ; ils s’asseyaient essoufflés sur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s’imposèrent un régime. Les uns, s’imaginant qu’il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d’autres, incommodés par leur corpulence, s’exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir.

Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernier écrou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans les remparts ; c’étaient les vainqueurs de Régulus ; le peuple les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d’airain dont on garnissait leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurs tours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçons bordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leurs conducteurs des Indiens (d’après les premiers, sans doute, venus des Indes), il ordonna que tous fussent costumés à la mode indienne, c’est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux, comme les deux valves d’une coquille appliquée sur les hanches.

L’armée d’Autharite restait toujours devant Tunis. Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue du lac et défendu au sommet par des broussailles épineuses. Des Nègres y avaient planté çà et là, sur de grands bâtons, d’effroyables figures, masques humains composés avec des plumes d’oiseaux, des têtes de chacals ou de serpents, qui bâillaient vers l’ennemi pour l’épouvanter ; – et, par ce moyen, s’estimant invincibles, les Barbares dansaient, luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne tarderait pas à périr ; un autre qu’Hannon eût écrasé facilement cette multitude qu’embarrassaient des bestiaux et des femmes ; d’ailleurs, ils ne comprenaient aucune manœuvre, et Autharite découragé n’en exigeait plus rien.

Ils s’écartaient, quand il passait en roulant ses gros yeux bleus. Puis, arrivé au bord du lac, il retirait son sayon en poil de phoque, dénouait la corde qui attachait ses longs cheveux rouges et les trempait dans l’eau. Il regrettait de n’avoir pas déserté chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d’Éryx.

Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout à coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussière brune, perpendiculairement étalé, accourait en tourbillonnant ; les palmiers se courbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvres collées contre les trous de sa tente, râlait d’épuisement et de mélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard ; et, fermant ses paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois.

D’autres que lui regrettaient la patrie, bien qu’elle ne fût pas aussi lointaine. Les Carthaginois captifs pouvaient distinguer au-delà du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velarium de leurs maisons, étendus dans les cours. Mais des sentinelles marchaient autour d’eux, perpétuellement. On les avait tous attachés à une chaîne commune. Chacun portait un carcan de fer, et la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux qui pendaient sur leurs membres amaigris.

Toutes les fois qu’Autharite considérait Giscon, une fureur le prenait au souvenir de son injure ; il l’eût tué sans le serment qu’il avait fait à Narr’Havas. Alors il rentrait dans sa tente, buvait un mélange d’orge et de cumin jusqu’à s’évanouir d’ivresse, puis se réveillait au grand soleil, dévoré par une soif horrible.

Mâtho, cependant, assiégeait Hippo-Zaryte.

Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la dominaient se développait un mur fortifié de tours. Jamais il n’avait commandé de pareilles entreprises. Puis la pensée de Salammbô l’obsédait, et il rêvait dans les plaisirs de sa beauté, comme les délices d’une vengeance qui le transportait d’orgueil. C’était un besoin de la revoir âcre, furieux, permanent. Il songea même à s’offrir comme parlementaire, espérant qu’une fois dans Carthage, il parviendrait jusqu’à elle. Souvent il faisait sonner l’assaut, et, sans rien attendre, s’élançait sur le môle qu’on tâchait d’établir dans la mer. Il arrachait les pierres avec ses mains, bouleversait, frappait, enfonçait partout son épée. Les Barbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles rompaient avec un grand fracas, et des masses d’hommes s’écroulaient dans l’eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs ; le tumulte s’affaiblissait, et les soldats s’éloignaient pour recommencer.

Mâtho allait s’asseoir en dehors des tentes ; il essuyait avec son bras sa figure éclaboussée de sang, – et, tourné vers Carthage, il regardait l’horizon.

En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes et les platanes, s’étalaient deux larges étangs qui rejoignaient un autre lac dont on n’apercevait pas les contours. Derrière une montagne surgissaient d’autres montagnes, et, au milieu du lac immense, se dressait une île toute noire et de forme pyramidale. Sur la gauche, à l’extrémité du golfe, des tas de sables semblaient de grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate comme un dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu’au bord du ciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l’eau ; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise.

Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à plat ventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et il pleurait ; il se sentait misérable, chétif, abandonné. Jamais il ne la posséderait. Il ne pouvait même s’emparer d’une ville.

La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph. À quoi cette chose des Dieux lui servait-elle ? et des doutes survenaient dans la pensée du Barbare. Puis, il lui semblait au contraire que le vêtement de la Déesse dépendait de Salammbô, et qu’une partie de son âme y flottait plus subtile qu’une haleine ; et il le palpait, le humait, s’y plongeait le visage, le baisait en sanglotant. Il s’en recouvrait les épaules pour se faire illusion et se croire auprès d’elle.

Quelquefois il s’échappait tout à coup, enjambait les soldats qui dormaient roulés dans leurs manteaux, s’élançait sur un cheval, et, deux heures après, se trouvait à Utique dans la tente de Spendius.

D’abord, il parlait du siège ; mais il n’était venu que pour soulager sa douleur en causant de Salammbô ; Spendius l’exhortait à la sagesse.

« Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent ! Tu obéissais autrefois ? à présent tu commandes une armée, et si Carthage n’est pas conquise, du moins on nous accordera des provinces ; nous deviendrons des rois ! »

Mais, comment la possession du zaïmph ne leur donnait-elle pas la victoire ? D’après Spendius, il fallait attendre.

Mâtho s’imagina que le voile concernait exclusivement les hommes de race chananéenne, et, dans sa subtilité de Barbare, il se disait : « Donc le zaïmph ne fera rien pour moi ; mais, puisqu’ils l’ont perdu, il ne fera rien pour eux. »

Ensuite, un scrupule le troubla. Il avait peur, en adorant Aptouknos, le dieu des Libyens, d’offenser Moloch ; et il demanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon de sacrifier un homme.

« Sacrifie toujours ! » dit Spendius, en riant.

Mâtho, qui ne comprenait point cette indifférence, soupçonna le Grec d’avoir un génie dont il ne voulait pas parler.

Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient dans ces armées de Barbares, et l’on considérait les dieux des autres, car ils effrayaient aussi. Plusieurs mêlaient à leur religion natale des pratiques étrangères. On avait beau ne pas adorer les étoiles, telle constellation étant funeste ou secourable, on lui faisait des sacrifices ; une amulette inconnue, trouvée par hasard dans un péril, devenait une divinité ; ou bien c’était un nom, rien qu’un nom, et que l’on répétait sans même chercher à comprendre ce qu’il pouvait dire. Mais, à force d’avoir pillé des temples, vu quantité de nations et d’égorgements, beaucoup finissaient par ne plus croire qu’au destin et à la mort ; et chaque soir ils s’endormaient dans la placidité des bêtes féroces. Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien ; cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres, et il ne manquait pas, tous les jours, de se chausser d’abord du pied droit.

Il élevait, en face d’Utique, une longue terrasse quadrangulaire. Mais, à mesure qu’elle montait, le rempart grandissait aussi ; ce qui était abattu par les uns, presque immédiatement se trouvait relevé par les autres. Spendius ménageait ses hommes, rêvait des plans ; il tâchait de se rappeler les stratagèmes qu’il avait entendu raconter dans ses voyages. Pourquoi Narr’Havas ne revenait-il pas ? On était plein d’inquiétudes.

 

Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser à ses éléphants et à ses soldats le golfe de Carthage. Puis ils tournèrent la montagne des Eaux-Chaudes pour éviter Autharite, – et continuèrent avec tant de lenteur qu’au lieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé le Suffète, on n’arriva qu’en plein soleil, dans la troisième journée.

Utique avait, du côté de l’orient, une plaine qui s’étendait jusqu’à la grande lagune de Carthage ; derrière elle débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux basses montagnes s’interrompant tout à coup ; les Barbares s’étaient campés plus loin sur la gauche, de manière à bloquer le port ; et ils dormaient dans leurs tentes (ce jour-là les deux partis, trop las pour combattre, se reposaient), lorsque, au tournant des collines, l’armée carthaginoise parut.

Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes. Les gardes de la Légion, sous leurs armures en écailles d’or, formaient la première ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sans poil, sans oreilles, et qui avaient au milieu du front une corne d’argent pour les faire ressembler à des rhinocéros. Entre leurs escadrons, des jeunes gens, coiffés d’un petit casque, balançaient dans chaque main un javelot de frêne ; les longues piques de la lourde infanterie s’avançaient par derrière. Tous ces marchands avaient accumulé sur leurs corps le plus d’armes possible : on en voyait qui portaient à la fois une lance, une hache, une massue, deux glaives ; d’autres, comme des porcs-épics, étaient hérissés de dards, et leurs bras s’écartaient de leurs cuirasses en lames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent les échafaudages des hautes machines : carrobalistes, onagres, catapultes et scorpions, oscillant sur des chariots tirés par des mulets et des quadriges de bœufs ; – et à mesure que l’armée se développait, les capitaines, en haletant, couraient de droite et de gauche pour communiquer des ordres, faire joindre les files et maintenir les intervalles. Ceux des Anciens qui commandaient étaient venus avec des casaques de pourpre dont les franges magnifiques s’embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes. Leurs visages, tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous des casques énormes surmontés de dieux ; et, comme ils avaient des boucliers à bordure d’ivoire couverte de pierreries, on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs d’airain.

Les Carthaginois manœuvraient si lourdement que les Soldats, par dérision, les engagèrent à s’asseoir. Ils criaient qu’ils allaient tout à l’heure vider leurs gros ventres, épousseter la dorure de leur peau et leur faire boire du fer.

Au haut du mât planté devant la tente de Spendius, un lambeau de toile verte apparut : c’était le signal. L’armée carthaginoise y répondit par un grand tapage de trompettes, de cymbales, de flûtes en os d’âne et de tympanons. Déjà les Barbares avaient sauté en dehors des palissades. On était à portée de javelot, face à face.

Un frondeur baléare s’avança d’un pas, posa dans sa lanière une de ses balles d’argile, tourna son bras ; un bouclier d’ivoire éclata, et les deux armées se mêlèrent.

Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux aux naseaux, les firent se renverser sur leurs maîtres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient prises trop grosses ; elles retombaient près d’eux. Les fantassins puniques, en frappant de taille avec leurs longues épées, se découvraient le flanc droit. Les Barbares enfoncèrent leurs lignes ; ils les égorgeaient à plein glaive ; ils trébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglés par le sang qui leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, de casques, de cuirasses, d’épées et de membres confondus tournait sur soi-même, s’élargissant et se serrant avec des contractions élastiques. Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus en plus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin, la litière du Suffète (sa grande litière à pendeloques de cristal), que l’on apercevait depuis le commencement, balancée dans les soldats comme une barque sur les flots, tout à coup sombra. Il était mort sans doute ? Les Barbares se trouvèrent seuls.

La poussière autour d’eux tombait et ils commençaient à chanter, lorsque Hannon lui-même parut au haut d’un éléphant. Il était nu-tête, sous un parasol de byssus, que portait un nègre derrière lui. Son collier à plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique noire ; des cercles de diamants comprimaient ses bras, et, la bouche ouverte, il brandissait une pique démesurée, épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu’un miroir. Aussitôt la terre s’ébranla, – et les Barbares virent accourir, sur une seule ligne, tous les éléphants de Carthage avec leurs défenses dorées, les oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, et secouant par-dessus leurs caparaçons d’écarlate des tours de cuir, où dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert.

À peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s’étaient rangés au hasard. Une terreur les glaça ; ils restèrent indécis.

Déjà, du haut des tours on leur jetait des javelots, des flèches, des phalariques, des masses de plomb ; quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec des coutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient à la renverse sur les glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les éléphants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans des touffes d’herbes ; ils arrachèrent les pieux du camp avec leurs trompes, le traversèrent d’un bout à l’autre en renversant les tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaient fui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée par où les Carthaginois étaient venus.

Hannon, vainqueur, se présenta devant les portes d’Utique. Il fit sonner de la trompette. Les trois Juges de la ville parurent, au sommet d’une tour, dans la baie des créneaux.

Les gens d’Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hôtes aussi bien armés. Hannon s’emporta. Enfin, ils consentirent à l’admettre avec une faible escorte.

Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Il fallut les laisser dehors.

Dès que le Suffète fut dans la ville, les principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux étuves, et appela ses cuisiniers.

 

Trois heures après, il était encore enfoncé dans l’huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en se baignant, il mangeait, sur une peau de bœuf étendue, des langues de phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel. Près de lui, son médecin grec, immobile dans une longue robe jaune, faisait de temps à autre réchauffer l’étuve, et deux jeunes garçons, penchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais les soins de son corps n’arrêtaient pas son amour de la chose publique, car il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des prisonniers, il se demandait quel châtiment terrible inventer.

« Arrête ! dit-il à un esclave qui écrivait, debout, dans le creux de sa main. Qu’on m’en amène ! Je veux les voir. »

Et du fond de la salle emplie d’une vapeur blanchâtre où les torches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares : un Samnite, un Spartiate et un Cappadocien.

« Continue ! dit Hannon.

– Réjouissez-vous, lumière des Baals ! votre Suffète a exterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur la République ! Ordonnez des prières ! » Il aperçut les captifs ; et alors éclatant de rire : « Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criez plus si fort, aujourd’hui ! C’est moi ! Me reconnaissez-vous ? Où sont donc vos épées ? Quels hommes terribles, vraiment ! » Et il feignait de se vouloir cacher, comme s’il en avait eu peur. « Vous demandiez des chevaux, des femmes, des terres, des magistratures, sans doute, et des sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous en fournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera à des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et je vous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu des nuages, pour être rapprochés des aigles ! »

Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le regardaient, sans comprendre ce qu’il disait. Blessés aux genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaînes de leurs mains traînaient, par le bout, sur les dalles. Hannon s’indigna de leur impassibilité.

« À genoux ! à genoux ! chacals ! poussière ! vermine ! excréments ! Et ils ne répondent pas ! Assez ! Taisez-vous ! Qu’on les écorche vifs ! Non ! tout à l’heure ! »

Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L’huile parfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collant contre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisait paraître rose.

Il reprit :

« Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leur position, le courage extraordinaire... Ah ! Demonades ! comme je souffre ! Qu’on réchauffe les briques, et qu’elles soient rouges ! »

On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L’encens fuma plus fort dans les larges cassolettes ; et les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le dévorait ; l’homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie, et, lui tendant une coupe d’or où fumait un bouillon de vipère :

« Bois ! dit-il, pour que la force des serpents, nés du soleil, pénètre dans la mœlle de tes os, et prends courage, ô reflet des Dieux ! Tu sais, d’ailleurs, qu’un prêtre d’Eschmoûn observe autour du Chien les étoiles cruelles d’où dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n’en dois pas mourir.

– Oh ! oui, n’est-ce pas ? répéta le Suffète, je n’en dois pas mourir ! » Et de ses lèvres violacées s’échappait une haleine plus nauséabonde que l’exhalaison d’un cadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux, qui n’avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front ; ses deux oreilles, en s’écartant de sa tête, commençaient à grandir ; et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines, lui donnaient un aspect étrange et effrayant, l’air d’une bête farouche. Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement ; il dit :

« Tu as peut-être raison, Demonades ? En effet, voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste. Tiens ! regarde comme je mange ! »

Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouver à lui-même qu’il se portait bien, il entamait les farces de fromage et d’origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avec des œufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dans l’imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s’exhalait en injures contre ces trois hommes.

« Ah ! traîtres ! ah ! misérables ! infâmes ! maudits ! Et vous m’outragiez, moi ! moi ! le Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leur sang ! » Puis, se parlant à lui-même : « Tous périront ! on n’en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieux les conduire à Carthage ! On me verrait... mais je n’ai pas, sans doute, emporté assez de chaînes ? Écris : Envoyez-moi... Combien sont- ils ? qu’on aille le demander à Muthumbal ! Va ! pas de pitié ! et qu’on m’apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées ! »

Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d’Hannon et le retentissement des plats que l’on posait autour de lui. Ils redoublèrent, et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.

Les Carthaginois n’avaient point cherché à poursuivre les Barbares. Ils s’étaient établis au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes ; et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu’un amas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes (les pertes n’étaient pas considérables), – et enragés d’avoir été vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussa vers Utique.

Les éléphants, effrayés par ces flammes, s’enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arrière ; – et à grands coups d’ivoire et sous leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, les aplatissaient. Derrière eux, les Barbares descendaient la colline ; le camp punique, sans retranchements, dès la première charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires.

Le jour se levait ; du côté de l’Occident arrivèrent les fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliers parurent ; c’était Narr’Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement de fortune interrompit le Suffète. Il cria pour qu’on vînt l’aider à sortir de l’étuve.

Les trois captifs étaient toujours devant lui. Un nègre (le même qui, dans la bataille, portait son parasol) se pencha vers son oreille.

« Eh bien ? répondit le Suffète lentement. Ah ! tue-les ! » ajouta-t-il d’un ton brusque.

L’Éthiopien tira de sa ceinture un long poignard, et les trois têtes tombèrent. Une d’elles, en rebondissant parmi les épluchures du festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte, les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur ; les trois corps, couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines, et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudre bleue. Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il s’en frotta les genoux : c’était un remède.

Le soir venu, il s’échappa de la ville avec son escorte, puis s’engagea dans la montagne, pour rejoindre son armée.

Il parvint à en retrouver les débris.

Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d’un défilé, quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent facilement arrêtés ; les Carthaginois les regardèrent passer, tout stupéfaits. Hannon reconnut à l’arrière-garde le roi des Numides ; Narr’Havas s’inclina pour le saluer, en faisant un signe qu’il ne comprit pas.

On s’en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans les bois d’oliviers. À chaque étape quelques-uns mouraient ; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermæum, où des vaisseaux vinrent les prendre.

Hannon était si fatigué, si désespéré, – la perte des éléphants surtout l’accablait, – qu’il demanda, pour en finir, du poison à Demonades. D’ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sa croix.

Carthage n’eut pas la force de s’indigner contre lui. On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d’argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d’or, dix-huit éléphants, quatorze membres du Grand-Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutes les machines de guerre ! La défection de Narr’Havas était certaine, les deux sièges recommençaient. L’armée d’Autharite s’étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l’Acropole, on apercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu’au ciel ; c’étaient les châteaux des Riches qui brûlaient.

Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentait de l’avoir méconnu, et le parti de la paix, lui-même, vota des holocaustes pour le retour d’Hamilcar.

La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait, la nuit, entendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée en jetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus.

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