Salammbô

Rédaction
1857-1862
Première édition
Paris, Michel Lévy, 1862
Édition choisie
Paris, Alphonse Lemerre, 1879
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Entamé dès avant la publication de Madame Bovary, Salammbô demande à son auteur une durée de rédaction à peu près équivalente, de mars 1857 à avril 1862. Alors qu’il entame le troisième chapitre, Flaubert sent la nécessité de visiter les lieux où se déroule l’action, en Tunisie et surtout à Carthage (mai-juin 1858). Dans les mois qui suivent sa publication, chez Michel Lévy le 24 novembre 1862, le « roman antique » donne lieu à une vive polémique, connue sous le nom de « Querelle de Salammbô ».

Édition originale en ligne sur Gallica.

Documentation.

Chapitrage

Salammbô

Rédaction
1857-1862
Première édition
Paris, Michel Lévy, 1862
Édition choisie
Paris, Alphonse Lemerre, 1879
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Entamé dès avant la publication de Madame Bovary, Salammbô demande à son auteur une durée de rédaction à peu près équivalente, de mars 1857 à avril 1862. Alors qu’il entame le troisième chapitre, Flaubert sent la nécessité de visiter les lieux où se déroule l’action, en Tunisie et surtout à Carthage (mai-juin 1858). Dans les mois qui suivent sa publication, chez Michel Lévy le 24 novembre 1862, le « roman antique » donne lieu à une vive polémique, connue sous le nom de « Querelle de Salammbô ».

Édition originale en ligne sur Gallica.

Documentation.

X : Le serpent

XI
Sous la tente

L’homme qui conduisait Salammbô la fit remonter au delà du phare, vers les Catacombes, puis descendre le long faubourg de Molouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à blanchir. Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, les obligeaient à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas, glissaient ; et ils arrivèrent ainsi à la porte de Teveste.

Ses lourds battants étaient entre-bâillés ; ils passèrent ; elle se referma derrière eux.

Ils suivirent pendant quelque temps le pied des remparts, et, à la hauteur des Citernes, ils prirent par la Tænia, étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, se prolonge jusqu’à Rhadès.

Personne n’apparaissait autour de Carthage, ni sur la mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d’ardoise clapotaient doucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, les tachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbô frissonnait sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, le grand air l’étourdissaient. Puis le soleil se leva ; il la mordait sur le derrière de la tête ; involontairement, elle s’assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trottaient l’amble, en enfonçant leurs pieds dans le sable muet.

Quand ils eurent dépassé la montagne des Eaux-Chaudes, ils continuèrent d’un train plus rapide, le sol étant plus ferme.

Les champs, bien qu’on fût à l’époque des semailles et des labours, d’aussi loin qu’on les apercevait, étaient vides comme le désert. Il y avait, de place en place, des tas de blé répandus ; ailleurs, des orges roussies s’égrenaient. Sur l’horizon clair, les villages apparaissaient en noir, avec des formes incohérentes et découpées.

De temps à autre, un pan de muraille à demi calciné se dressait au bord de la route. Les toits des cabanes s’effondraient, et, dans l’intérieur, on distinguait des éclats de poteries, des lambeaux de vêtements, toutes sortes d’ustensiles et de choses brisées, méconnaissables. Souvent un être couvert de haillons, la face terreuse et les prunelles flamboyantes, sortait de ces ruines. Mais bien vite il se mettait à courir ou disparaissait dans un trou. Salammbô et son guide ne s’arrêtaient pas.

Les plaines abandonnées se succédaient. Sur de grands espaces de terre toute blonde s’étalait, par traînées inégales, une poudre de charbon que leurs pas soulevaient derrière eux. Quelquefois ils rencontraient de petits endroits paisibles, un ruisseau qui coulait parmi de longues herbes ; et, en remontant sur l’autre bord, Salammbô, pour se rafraîchir les mains, arrachait des feuilles mouillées. Au coin d’un bois de lauriers-roses, son cheval fit un grand écart devant le cadavre d’un homme, étendu par terre.

L’esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins. C’était un des serviteurs du Temple, un homme que Schahabarim employait dans les missions périlleuses.

Par excès de précaution, maintenant il allait à pied, près d’elle entre les chevaux ; et il les fouettait avec le bout d’un lacet de cuir enroulé à son bras, ou bien il tirait d’une panetière suspendue contre sa poitrine des boulettes de froment, de dattes et de jaunes d’œufs, enveloppées dans des feuilles de lotus, et il les offrait à Salammbô, sans parler, tout en courant.

Au milieu du jour, trois Barbares, vêtus de peaux de bêtes, les croisèrent sur le sentier. Peu à peu, il en parut d’autres, vagabondant par troupes de dix, douze, vingt-cinq hommes ; plusieurs poussaient des chèvres ou quelque vache qui boitait. Leurs lourds bâtons étaient hérissés de pointes en airain ; des coutelas luisaient sur leurs vêtements d’une saleté farouche, et ils ouvraient les yeux avec un air de menace et d’ébahissement. Tout en passant, quelques-uns envoyaient une bénédiction banale ; d’autres, des plaisanteries obscènes ; l’homme de Schahabarim répondait à chacun dans son propre idiome. Il leur disait que c’était un jeune garçon malade, allant pour se guérir vers un temple lointain.

Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent ; ils s’en rapprochèrent.

Aux clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos de pierres sèches, enfermant une vague construction. Un chien courait sur le mur. L’esclave lui jeta des cailloux ; et ils entrèrent dans une haute salle voûtée.

Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu de broussailles dont la fumée s’envolait par les trous du plafond. Ses cheveux blancs, qui lui tombaient jusqu’aux genoux, la cachaient à demi ; et sans vouloir répondre, d’un air idiot, elle marmottait des paroles de vengeance contre les Barbares et contre les Carthaginois.

Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il revint près d’elle, en réclamant à manger. La vieille branlait la tête, et, les yeux fixés sur les charbons, murmurait :

– « J’étais la main. Les dix doigts sont coupés. La bouche ne mange plus. »

L’esclave lui montra une poignée de pièces d’or. Elle se rua dessus, mais bientôt elle reprit son immobilité.

Enfin il lui posa sous la gorge un poignard qu’il avait dans sa ceinture. Alors, en tremblant, elle alla soulever une large pierre et rapporta une amphore de vin, avec des poissons d’Hippo-Zaryte confits dans du miel.

Salammbô se détourna de cette nourriture immonde, et elle s’endormit sur les caparaçons des chevaux étendus dans un coin de la salle.

Avant le jour, il la réveilla.

Le chien hurlait. L’esclave s’en approcha tout doucement ; et, d’un seul coup de poignard, lui abattit la tête. Puis il frotta de sang les naseaux des chevaux pour les ranimer. La vieille lui lança par derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et elle pressa l’amulette qu’elle portait sur son cœur.

Ils se remirent en marche.

De temps à autre, elle demandait si l’on ne serait pas bientôt arrivé. La route ondulait sur de petites collines. On n’entendait que le grincement des cigales. Le soleil chauffait l’herbe jaunie ; la terre était toute fendillée par des crevasses, qui faisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses. Quelquefois une vipère passait, des aigles volaient ; l’esclave courait toujours ; Salammbô rêvait sous ses voiles, et malgré la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de salir ses beaux vêtements.

À des distances régulières, des tours s’élevaient, bâties par les Carthaginois, afin de surveiller les tribus. Ils entraient dedans pour se mettre à l’ombre, puis repartaient.

La veille, par prudence, ils avaient fait un grand détour. Mais, à présent, on ne rencontrait personne ; la région étant stérile, les Barbares n’y avaient point passé.

La dévastation peu à peu recommença. Parfois, au milieu d’un champ, une mosaïque s’étalait, seul débris d’un château disparu ; et les oliviers, qui n’avaient pas de feuilles, semblaient au loin de larges buissons d’épines. Ils traversèrent un bourg dont les maisons étaient brûlées à ras du sol. On voyait le long des murailles des squelettes humains. Il y en avait aussi de dromadaires et de mulets. Des charognes à demi rongées barraient les rues.

La nuit descendait. Le ciel était bas et couvert de nuages.

Ils remontèrent encore pendant deux heures dans la direction de l’occident, et, tout à coup, devant eux, ils aperçurent quantité de petites flammes.

Elles brillaient au fond d’un amphithéâtre. Çà et là des plaques d’or miroitaient, en se déplaçant. C’étaient les cuirasses des Clinabares, le camp punique ; puis ils distinguèrent aux alentours d’autres lueurs plus nombreuses, car les armées des Mercenaires, confondues maintenant, s’étendaient sur un grand espace.

Salammbô fit un mouvement pour s’avancer. Mais l’homme de Schahabarim l’entraîna plus loin, et ils longèrent la terrasse qui fermait le camp des Barbares. Une brèche s’y ouvrait, l’esclave disparut.

Au sommet du retranchement, une sentinelle se promenait avec un arc à la main et une pique sur l’épaule.

Salammbô se rapprochait toujours ; le Barbare s’agenouilla, et une longue flèche vint percer le bas de son manteau. Puis, comme elle restait immobile, en criant, il lui demanda ce qu’elle voulait.

– « Parler à Mâtho », – répondit-elle. « Je suis un transfuge de Carthage. »

Il poussa un sifflement, qui se répéta de loin en loin.

Salammbô attendit ; son cheval, effrayé, tournoyait en reniflant.

Quand Mâtho arriva, la lune se levait derrière elle. Mais elle avait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant de draperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner. Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme dans les pénombres du soir.

Enfin, elle lui dit :

– « Mène-moi dans ta tente ! Je le veux ! »

Un souvenir qu’il ne pouvait préciser lui traversa la mémoire. Il sentait battre son cœur. Cet air de commandement l’intimidait.

– « Suis-moi ! » dit-il.

La barrière s’abaissa ; aussitôt elle fut dans le camp des Barbares.

Un grand tumulte et une grande foule l’emplissaient. Des feux clairs brûlaient sous des marmites suspendues ; leurs reflets empourprés, illuminant certaines places, en laissaient d’autres dans les ténèbres, complètement. On criait, on appelait ; des chevaux attachés à des entraves formaient de longues lignes droites au milieu des tentes ; elles étaient rondes, carrées, de cuir ou de toile ; il y avait des huttes en roseaux et des trous dans le sable comme en font les chiens. Les soldats charriaient des fascines, s’accoudaient par terre, ou, s’enroulant dans une natte, se disposaient à dormir ; et le cheval de Salammbô, pour passer par-dessus, quelquefois allongeait une jambe et sautait.

Elle se rappelait les avoir déjà vus ; mais leurs barbes étaient plus longues, leurs figures encore plus noires, leurs voix plus rauques. Mâtho, en marchant devant elle, les écartait par un geste de son bras qui soulevait son manteau rouge. Quelques-uns baisaient ses mains ; d’autres, en pliant l’échine, l’abordaient pour lui demander des ordres ; car il était maintenant le véritable, le seul chef des Barbares ; Spendius, Autharite et Narr’Havas s’étaient découragés, et il avait montré tant d’audace et d’obstination que tous lui obéissaient.

Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente était au bout, à trois cents pas du retranchement d’Hamilcar.

Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il lui sembla que des visages posaient contre le bord, au niveau du sol, comme eussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, et de ces bouches entr’ouvertes il s’échappait des gémissements en langage punique.

Deux nègres, portant des fanaux de résine, se tenaient aux deux côtés de la porte. Mâtho écarta la toile brusquement. Elle le suivit.

C’était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu. Un grand lampadaire en forme de lotus l’éclairait, tout plein d’une huile jaune où flottaient des poignées d’étoupes, et on distinguait dans l’ombre des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nu s’appuyait contre un escabeau, près d’un bouclier ; des fouets en cuir d’hippopotame, des cymbales, des grelots, des colliers s’étalaient pêle-mêle sur des corbeilles en sparterie ; les miettes d’un pain noir salissaient une couverture de feutre ; dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre était négligemment amoncelée, et, par les déchirures de la toile, le vent apportait la poussière du dehors avec la senteur des éléphants, que l’on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.

« Qui es-tu ? » dit Mâtho.

Sans répondre, elle regardait autour d’elle, lentement ; puis ses yeux s’arrêtèrent au fond, où, sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.

Elle s’avança vivement. Un cri lui échappa. Mâtho, derrière elle, frappait du pied.

« Qui t’amène ? pourquoi viens-tu ? »

Elle répondit en montrant le zaïmph :

– « Pour le prendre ! » et de l’autre main elle arracha les voiles de sa tête. Il se recula, les coudes en arrière, béant, presque terrifié.

Elle se sentait comme appuyée sur la force des Dieux ; et, le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle le réclamait en paroles abondantes et superbes.

Mâtho n’entendait pas ; il la contemplait, et les vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire des étoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose de spécial et n’appartenant qu’à elle. Ses yeux, ses diamants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un peu ses seins, les rapprochaient l’un de l’autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d’émeraudes, que l’on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d’oreilles deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d’un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber.

Une curiosité indomptable l’entraîna ; et, comme un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistance élastique.

Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu’au fond de lui-même. Un soulèvement de tout son être le précipitait vers elle. Il aurait voulu l’envelopper, l’absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il claquait des dents.

En la prenant par les deux poignets, il l’attira doucement ; et il s’assit alors sur une cuirasse, près du lit de palmier que couvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait de bas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait :

– « Comme tu es belle ! comme tu es belle ! »

Ses yeux continuellement fixés sur les siens la faisaient souffrir ; ce malaise, cette répugnance augmentaient d’une façon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne pas crier. La pensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna.

Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les siennes ; et, de temps à autre, malgré l’ordre du prêtre, en tournant le visage, elle tâchait de l’écarter avec des secousses de ses bras. Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s’exhalant de sa personne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche, et cependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Elle sentait le miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeur encore.

Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à sa discrétion ? Quelqu’un, sans doute, l’avait poussée ? Elle n’était pas venue pour le zaïmph ? Ses bras retombèrent, et il baissa la tête, accablé par une rêverie soudaine.

Salammbô, afin de l’attendrir, lui dit d’une voix plaintive :

– « Que t’ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort ?

– « Ta mort ! »

Elle reprit :

– « Je t’ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins qui brûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves égorgés, et ta colère était si forte que tu as bondi vers moi et qu’il a fallu m’enfuir ! Puis une terreur est entrée dans Carthage. On criait la dévastation des villes, l’incendie des campagnes, le massacre des soldats ; c’est toi qui les avais perdus, c’est toi qui les avais assassinés ! Je te hais ! Ton nom seul me ronge comme un remords ! Tu es plus exécré que la peste et que la guerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, les sillons sont pleins de cadavres ! J’ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch ! »

Mâtho se leva d’un bond ; un orgueil colossal lui gonflait le cœur ; il se trouvait haussé à la taille d’un Dieu.

Les narines battantes, les dents serrées, elle continuait :

– « Comme si ce n’était pas assez de ton sacrilège, tu es venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph ! Tes paroles, je ne les ai pas comprises ; mais je voyais bien que tu voulais m’entraîner vers quelque chose d’épouvantable, au fond d’un abîme. »

Mâtho, en se tordant les bras, s’écria :

– « Non ! non ! c’était pour te le donner ! pour te le rendre ! Il me semblait que la Déesse avait laissé son vêtement pour toi, et qu’il t’appartenait ! Dans son temple ou dans ta maison, qu’importe ? N’es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme Tanit ! » Et avec un regard plein d’une adoration infinie :

« À moins, peut-être, que tu ne sois Tanit ?

– « Moi, Tanit ! » se disait Salammbô.

Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutons bêlaient, effrayés par l’orage.

– « Oh ! approche ! » reprit-il, « approche ! ne crains rien !

« Autrefois, je n’étais qu’un soldat confondu dans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m’inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes s’agite comme perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu’à toi, pour te posséder ! D’ailleurs, en attendant, je me vengeais ! À présent, j’écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges, j’écarte les sarisses avec mes mains, j’arrête les étalons par les naseaux ; une catapulte ne me tuerait pas ! Oh ! si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois, le souvenir d’un geste, d’un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m’enlace comme un filet ! j’aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers ! j’entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me détourne, tu n’es pas là ! et alors je me replonge dans la bataille ! »

Il levait ses bras où des veines s’entrecroisaient comme des lierres sur des branches d’arbre. De la sueur coulait sur sa poitrine, entre ses muscles carrés ; et son haleine secouait ses flancs avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières qui pendaient jusqu’à ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô, accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cet homme. C’était le châtiment de la Déesse, ou l’influence de Moloch circulant autour d’elle, dans les cinq armées. Une lassitude l’accablait ; elle écoutait avec stupeur le cri intermittent des sentinelles, qui se répondaient.

Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d’air chaud. Il venait, par moments, de larges éclairs ; puis l’obscurité redoublait ; elle ne voyait plus que les prunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la nuit. Cependant, elle sentait bien qu’une fatalité l’entourait, qu’elle touchait à un moment suprême, irrévocable ; dans un effort, elle remonta vers le zaïmph et leva les mains pour le saisir.

– « Que fais-tu ? » s’écria Mâtho.

Elle répondit avec placidité :

– « Je m’en retourne à Carthage. »

Il s’avança en croisant les bras, et d’un air si terrible qu’elle fut immédiatement comme clouée sur ses talons.

– « T’en retourner à Carthage ! » Il balbutiait, et répétait, en grinçant des dents :

– « T’en retourner à Carthage ! Ah ! tu venais pour prendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître ! Non ! non ! tu m’appartiens ! et personne à présent ne t’arrachera d’ici ! Oh ! je n’ai pas oublié l’insolence de tes grands yeux tranquilles et comme tu m’écrasais avec la hauteur de ta beauté ! À mon tour, maintenant ! Tu es ma captive, mon esclave, ma servante ! Appelle, si tu veux, ton père et son armée, les Anciens, les Riches et ton exécrable peuple, tout entier ! Je suis le maître de trois cent mille soldats ! j’irai en chercher dans la Lusitanie, dans les Gaules et au fond du désert, et je renverserai ta ville, je brûlerai tous ses temples ; les trirèmes flotteront sur des vagues de sang ! Je ne veux pas qu’il en reste une maison, une pierre ni un palmier ! Et si les hommes me manquent, j’attirerai les ours des montagnes et je pousserai les lions ! N’essaye pas de t’enfuir, je te tue ! »

Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater. Tout à coup des sanglots l’étouffèrent, et en s’affaissant sur les jarrets :

– « Ah ! pardonne-moi ! Je suis un infâme, et plus vil que les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout à l’heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face, et je me délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bord d’un ruisseau. Écrase-moi, pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi, pourvu que j’entende ta voix ! Ne t’en va pas ! pitié ! je t’aime ! je t’aime ! »

Il était à genoux, par terre, devant elle ; et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mains errantes ; les disques d’or suspendus à ses oreilles luisaient sur son cou bronzé ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux pareils à des globes d’argent ; il soupirait d’une façon caressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’une brise et suaves comme un baiser.

Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s’y abandonner ; des nuages la soulevaient ; en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine.

– « Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil.

Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d’un bout à l’autre les longues tresses de ses cheveux.

– « Emporte-le, » – disait-il, – « est-ce que j’y tiens ! emmène-moi avec lui ! j’abandonne l’armée ! je renonce à tout ! Au delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument, se balancent comme d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si doux qu’il empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne l’habite, ou je deviendrai le roi du pays. »

Il balaya la poussière de ses cothurnes ; il voulut qu’elle mît entre ses lèvres le quartier d’une grenade ; il accumula derrière sa tête des vêtements pour lui faire un coussin. Il cherchait les moyens de la servir, de s’humilier, et même il étala sur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.

– « As-tu toujours, » – disait-il, – « ces petites cornes de gazelle où sont suspendus tes colliers ? Tu me les donneras ! je les aime ! » Car il parlait comme si la guerre était finie, des rires de joie lui échappaient ; les Mercenaires, Hamilcar, tous les obstacles avaient maintenant disparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient par une ouverture de la tente. – « Ah ! que j’ai passé de nuits à la contempler ! elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à travers ; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais plus ! » Et la tête entre ses seins, il pleurait abondamment.

– « C’est donc là, » songeait-elle, « cet homme formidable qui fait trembler Carthage ! »

Il s’endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle posa un pied par terre, et elle s’aperçut que sa chaînette était brisée.

On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecter ces entraves comme une chose presque religieuse ; Salammbô, en rougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de la chaîne d’or.

Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elle avait traversées tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses, et nettes cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin d’elle, à une distance infinie.

L’orage s’en allait ; de rares gouttes d’eau en claquant une à une faisaient osciller le toit de la tente.

Mâtho, tel qu’un homme ivre, dormait étendu sur le flanc, avec un bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perles était un peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartait ses dents. Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans ses paupières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse et presque outrageante.

Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mains croisées.

Au chevet du lit, un poignard s’étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma d’une envie sanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin, dans l’ombre, et, comme un chœur de Génies, la sollicitaient. Elle se rapprocha ; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement de sa robe, Mâtho entr’ouvrit les yeux, en avançant la bouche sur sa main, et le poignard tomba.

Des cris s’élevèrent ; une lueur effrayante fulgurait derrière la toile. Mâtho la souleva ; ils aperçurent de grandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.

Leurs cabanes de roseaux brûlaient ; les tiges, en se tordant, éclataient dans la fumée et s’envolaient comme des flèches ; sur l’horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues. On entendait les hurlements de ceux qui étaient dans les cabanes ; les éléphants, les bœufs et les chevaux bondissaient au milieu de la foule en l’écrasant, avec les munitions et les bagages que l’on tirait de l’incendie. Des trompettes sonnèrent. On appelait : « Mâtho ! Mâtho ! » Des gens à la porte voulaient entrer.

– « Viens donc ! c’est Hamilcar qui brûle le camp d’Autharite ! »

Il fit un bond. Elle se trouva toute seule.

Alors elle examina le zaïmph ; et quand elle l’eut bien contemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu’elle s’imaginait autrefois. Elle restait mélancolique devant son rêve accompli.

Mais le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuse apparut. Salammbô ne distingua d’abord que les deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait jusqu’à terre ; car le reste du corps, embarrassé dans les guenilles d’un vêtement fauve, traînait contre le sol ; à chaque mouvement pour avancer, les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant ainsi, elle arriva jusqu’à ses pieds, et Salammbô reconnut le vieux Giscon.

Les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs de s’enfuir, à coups de barres d’airain leur avaient cassé les jambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse, au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaient le bruit des gamelles, se haussaient en criant ; c’est ainsi que Giscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes ; et, dans le pressentiment d’un mystère considérable, en se faisant aider par ses compagnons, il était parvenu à sortir de la fosse ; puis, avec les coudes et les mains, il s’était traîné vingt pas plus loin, jusqu’à la tente de Mâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors, et tout entendu.

– « C’est toi ! » dit-elle enfin, presque épouvantée.

En se haussant sur les poignets, il répliqua :

– « Oui, c’est moi ! On me croit mort, n’est-ce pas ? »

Elle baissa la tête. Il reprit :

– « Ah ! pourquoi les Baals ne m’ont-ils pas accordé cette miséricorde ! » Et se rapprochant de si près, qu’il la frôlait : « Ils m’auraient épargné la peine de te maudire ! »

Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle avait peur de cet être immonde, qui était hideux comme une larve et terrible comme un fantôme.

– « J’ai cent ans, bientôt », – dit-il. « J’ai vu Agathoclès ; j’ai vu Régulus et les aigles des Romains passer sur les moissons des champs puniques ! J’ai vu toutes les épouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nos flottes ! Des Barbares que je commandais m’ont enchaîné aux quatre membres, comme un esclave homicide. Mes compagnons, l’un après l’autre, sont à mourir autour de moi ; l’odeur de leurs cadavres me réveille la nuit ; j’écarte les oiseaux qui viennent becqueter leurs yeux ; et pourtant, pas un seul jour, je n’ai désespéré de Carthage ! Quand même j’aurais vu contre elle toutes les armées de la terre, et les flammes du siège dépasser la hauteur des temples, j’aurais cru encore à son éternité ! Mais, à présent, tout est fini ! tout est perdu ! Les Dieux l’exècrent ! Malédiction sur toi qui as précipité sa ruine par ton ignominie ! »

Elle ouvrit ses lèvres.

– « Ah ! j’étais là ! » s’écria-t-il. « Je t’ai entendue râler d’amour comme une prostituée ; puis il te racontait son désir, et tu te laissais baiser les mains ! Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les yeux de ton père ! 

– « Comment ? » dit-elle.

– « Ah ! tu ne savais pas que les deux retranchements sont à soixante coudées l’un de l’autre, et que ton Mâtho, par excès d’orgueil, s’est établi tout en face d’Hamilcar. Il est là, ton père, derrière toi ; et si je pouvais gravir le sentier qui mène sur la plate-forme, je lui crierais : Viens donc voir ta fille dans les bras du Barbare ! Elle a mis pour lui plaire le vêtement de la Déesse ; et, en abandonnant son corps, elle livre, avec la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, la vengeance de la patrie, le salut même de Carthage ! » Le mouvement de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long ; ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient ; et il répétait en haletant dans la poussière :

– « Ah ! sacrilège ! Maudite sois-tu ! maudite ! maudite ! »

Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au bout de son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côté d’Hamilcar.

– « C’est par ici, n’est-ce pas ? » dit-elle.

– « Que t’importe ! Détourne-toi ! Va-t’en ! Écrase plutôt ta face contre la terre ! C’est un lieu saint que ta vue souillerait. 

Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles, son manteau, son écharpe. – « J’y cours ! » s’écria-t-elle ; et, s’échappant, Salammbô disparut.

D’abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer personne, car tous se portaient vers l’incendie ; et la clameur redoublait, de grandes flammes empourpraient le ciel par-derrière ; une longue terrasse l’arrêta.

Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche au hasard, cherchant une échelle, une corde, une pierre, quelque chose pour l’aider. Elle avait peur de Giscon, et il lui semblait que des cris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à blanchir. Elle aperçut un sentier dans l’épaisseur du retranchement. Elle prit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la plate-forme.

Un cri sonore éclata sous elle, dans l’ombre, le même qu’elle avait entendu au bas de l’escalier des galères ; et, en se penchant, elle reconnut l’homme de Schahabarim avec ses chevaux accouplés.

Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements ; puis, inquiété par l’incendie, il était revenu en arrière, tâchant d’apercevoir ce qui se passait dans le camp de Mâtho ; et, comme il savait que cette place était la plus voisine de sa tente, pour obéir au prêtre, il n’en avait pas bougé.

Il monta debout sur un des chevaux. Salammbô se laissa glisser jusqu’à lui ; et ils s’enfuirent au grand galop en faisant le tour du camp punique, pour trouver une porte quelque part.

 

Mâtho était rentré dans sa tente. La lampe toute fumeuse éclairait à peine, et il crut que Salammbô dormait ; alors, il palpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Il appela, elle ne répondit pas ; il arracha vivement un lambeau de la toile pour faire venir du jour ; le zaïmph avait disparu.

La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris, des hennissements, des chocs d’armures s’élevaient dans l’air, et les fanfares des clairons sonnaient la charge. C’était comme un ouragan tourbillonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit bondir sur ses armes, il se lança dehors.

Les longues files des Barbares descendaient, en courant, la montagne ; les carrés puniques s’avançaient contre eux avec une oscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par les rayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient ; peu à peu, en s’élevant, ils découvraient les étendards, les casques et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides, des portions de terrain encore dans l’ombre semblaient se déplacer d’un seul morceau ; ailleurs, on aurait dit des torrents qui s’entrecroisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaient immobiles. Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, les hérauts et jusqu’aux valets par derrière, qui étaient montés sur des ânes. Mais au lieu de garder sa position pour couvrir les fantassins, Narr’Havas tourna brusquement à droite, comme s’il voulait se faire écraser par Hamilcar.

Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui se ralentissaient ; et tous les chevaux, allongeant leur tête sans bride, galopaient d’un train si furieux que leur ventre paraissait frôler la terre. Tout à coup, Narr’Havas marcha résolument vers une sentinelle. Il jeta son épée, sa lance, ses javelots, et disparut au milieu des Carthaginois.

Le roi des Numides arriva dans la tente d’Hamilcar ; et il dit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin arrêtés :

– « Barca ! je te les amène. Ils sont à toi. »

Alors il se prosterna en signe d’esclavage, et, comme preuve de sa fidélité, rappela toute sa conduite depuis le commencement de la guerre.

D’abord il avait empêché le siège de Carthage et le massacre des captifs ; puis, il n’avait point profité de la victoire contre Hannon après la défaite d’Utique ; quant aux villes tyriennes, c’est qu’elles se trouvaient sur les frontières de son royaume. Enfin, il n’avait pas participé à la bataille de Macar ; et il s’était absenté tout exprès pour fuir l’obligation de combattre le Suffète.

Narr’Havas, en effet, avait voulu s’agrandir par des empiétements sur les provinces puniques, et, selon les chances de la victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Mais voyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s’était tourné vers lui ; peut-être y avait-il dans sa défection une rancune contre Mâtho, soit à cause du commandement, ou de son ancien amour.

Le Suffète l’écouta sans l’interrompre. L’homme qui se présentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeances n’était pas un auxiliaire à dédaigner ; Hamilcar devina tout de suite l’utilité d’une telle alliance pour ses grands projets. Avec les Numides, il se débarrasserait des Libyens. Puis il entraînerait l’Occident à la conquête de l’Ibérie ; et, sans lui demander pourquoi il n’était pas venu plus tôt, ni relever aucun de ses mensonges, il baisa Narr’Havas, en heurtant trois fois sa poitrine contre la sienne.

C’était pour en finir, et par désespoir, qu’il avait incendié le camp des Libyens. Cette armée lui arrivait comme un secours des Dieux ; et dissimulant sa joie, il répondit :

– « Que les Baals te favorisent ! J’ignore ce que fera pour toi la République, mais Hamilcar n’a pas d’ingratitude. »

Le tumulte redoublait ; des capitaines entraient. Il s’armait tout en parlant :

– « Allons, retourne ! Avec tes cavaliers, tu rabattras leur infanterie entre tes éléphants et les miens ! Courage ! extermine ! »

Et Narr’Havas se précipitait, quand Salammbô parut.

Elle sauta vite à bas de son cheval, ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.

La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait voir le tour entier de la montagne couverte de soldats, et comme elle se trouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Une clameur immense éclata, un long cri de triomphe et d’espoir. Ceux qui étaient en marche s’arrêtèrent ; les moribonds, s’appuyant sur le coude, se retournaient pour la bénir. Les Barbares savaient maintenant qu’elle avait repris le zaïmph ; de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir ; et d’autres cris, mais de rage et de vengeance, retentissaient, malgré les applaudissements des Carthaginois ; les cinq armées, s’étageant sur la montagne, trépignaient et hurlaient ainsi, autour de Salammbô.

Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes de tête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et sur elle ; sa chaînette était rompue. Alors il frissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais reprenant vite son impassibilité, il considéra Narr’Havas obliquement, sans tourner la figure.

Le roi des Numides se tenait à l’écart dans une attitude discrète ; il portait au front un peu de la poussière qu’il avait touchée en se prosternant. Enfin le Suffète s’avança vers lui, et, avec un air plein de gravité :

– « En récompense des services que tu m’as rendus, Narr’Havas, je te donne ma fille. » Il ajouta : « Sois mon fils et défends ton père ! »

Narr’Havas eut un grand geste de surprise, puis se jeta sur ses mains, qu’il couvrit de baisers.

Salammbô, calme comme une statue, semblait ne pas comprendre. Elle rougissait un peu, tout en baissant les paupières ; ses longs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.

Hamilcar voulut immédiatement les unir par des fiançailles indissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une lance qu’elle offrit à Narr’Havas ; on attacha leurs pouces l’un contre l’autre avec une lanière de bœuf, puis on leur versa du blé sur la tête ; et les grains, qui tombaient autour d’eux, sonnèrent comme de la grêle en rebondissant.

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