Bouvard et Pécuchet

Rédaction
1872-1880
Première édition
Paris, Alphonse Lemerre, 1881
Édition choisie
Paris, GF Flammarion, 2008
Saisie par
Stéphanie Dord-Crouslé
Détails

L’idée d’écrire une « espèce d’encyclopédie critique en farce » remonte loin dans les projets de Flaubert, dans les années cinquante, quand il pense à un Dictionnaire des idées reçues. À partir d’un plan esquissé en 1869, il consacre d’abord deux années à la préparation de son roman, d’août 1872 à juillet 1874. Il interrompt la rédaction un an plus tard, en juin 1875, en raison de la ruine de sa nièce et des difficultés du sujet. Il écrit alors Trois contes, pendant une parenthèse de deux années. Il reprend la rédaction en mars 1877. Il meurt le 8 mai 1880, laissant inachevé le dernier chapitre de son roman et le second volume, qui aurait dû inclure le Dictionnaire des idées reçues. Le premier volume a paru à titre posthume chez Lemerre en 1881.

Avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion, le texte proposé est celui établi par Stéphanie Dord-Crouslé pour la coll. «GF», 2008.
Ce texte en ligne prend en compte les améliorations et corrections apportées à la dernière édition. Voir ces corrections.

Édition Alphonse Lemerre, 1881, en ligne sur Gallica.

Documentation.

Chapitrage

Bouvard et Pécuchet

Rédaction
1872-1880
Première édition
Paris, Alphonse Lemerre, 1881
Édition choisie
Paris, GF Flammarion, 2008
Saisie par
Stéphanie Dord-Crouslé
Détails

L’idée d’écrire une « espèce d’encyclopédie critique en farce » remonte loin dans les projets de Flaubert, dans les années cinquante, quand il pense à un Dictionnaire des idées reçues. À partir d’un plan esquissé en 1869, il consacre d’abord deux années à la préparation de son roman, d’août 1872 à juillet 1874. Il interrompt la rédaction un an plus tard, en juin 1875, en raison de la ruine de sa nièce et des difficultés du sujet. Il écrit alors Trois contes, pendant une parenthèse de deux années. Il reprend la rédaction en mars 1877. Il meurt le 8 mai 1880, laissant inachevé le dernier chapitre de son roman et le second volume, qui aurait dû inclure le Dictionnaire des idées reçues. Le premier volume a paru à titre posthume chez Lemerre en 1881.

Avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion, le texte proposé est celui établi par Stéphanie Dord-Crouslé pour la coll. «GF», 2008.
Ce texte en ligne prend en compte les améliorations et corrections apportées à la dernière édition. Voir ces corrections.

Édition Alphonse Lemerre, 1881, en ligne sur Gallica.

Documentation.

II

III

Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le Cours de Regnault – et apprirent d’abord que « les corps simples sont peut-être composés ».

On les distingue en métalloïdes et en métaux, – différence qui n’a « rien d’absolu », dit l’auteur. De même pour les acides et les bases, « un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les circonstances ».

La notation leur parut baroque. Les proportions multiples troublèrent Pécuchet.

— « Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties. Mais si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. »

— « Moi, non plus ! » disait Bouvard.

Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin – où ils acquirent la certitude que dix litres d’air pèsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que du carbone.

Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre comme élément n’existe pas.

Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive du linge, l’étamage des casseroles ; puis sans le moindre scrupule, Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.

Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent les minéraux ! Néanmoins, ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères.

Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.

Elle les conduisit aux acides – et la loi des équivalents les embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie des atomes, ce qui acheva de les perdre.

Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La dépense était considérable ; et ils en avaient trop fait.

Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.

Ils se présentèrent au moment de ses consultations.

— « Messieurs, je vous écoute ! Quel est votre mal ? »

Pécuchet répliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant exposé le but de leur visite :

— « Nous désirons connaître premièrement l’atomicité supérieure. »

Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la chimie.

— « Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs ! Mais actuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. » Et l’autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses environnantes.

Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boîte chirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaient une cuvette dans un coin – et il y avait contre le mur, la représentation d’un écorché.

Pécuchet en fit compliment au docteur.

— « Ce doit être une belle étude que l’anatomie ? »

M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il éprouvait autrefois dans les dissections ; – et Bouvard demanda quels sont les rapports entre l’intérieur de la femme et celui de l’homme.

Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de planches anatomiques.

— « Emportez-les ! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise ! »

Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. – Un ouvrage explicatif leur manquait. Ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et grâce au Manuel d’Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en s’ébahissant de l’épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si le Créateur l’eût fait droite. Pourquoi seize fois, précisément ?

Les métacarpiens désolèrent Bouvard. Pécuchet acharné sur le crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu’il ressemble à une « selle turque, ou turquesque ».

Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient – et ils attaquèrent les muscles.

Mais les insertions n’étaient pas commodes à découvrir – et parvenus aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.

Pécuchet dit, alors :

— « Si nous reprenions la chimie ? – Ne serait-ce que pour utiliser le laboratoire ! »

Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l’on fabriquait à l’usage des pays chauds des cadavres postiches.

Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements. Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux ; – et la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant leur grille une caisse oblongue.

Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d’émotion. Quand les planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie glissèrent, le mannequin apparut.

Il était couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort vilain, très propre et qui sentait le vernis.

Puis ils enlevèrent le thorax ; et ils aperçurent les deux poumons pareils à deux éponges, le cœur tel qu’un gros œuf, un peu de côté par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.

— « À la besogne ! » dit Pécuchet.

La journée et le soir y passèrent.

Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. — « Ouvrez ! »

C’était M. Foureau, suivi du garde champêtre.

Les maîtres de Germaine s’étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez l’épicière, pour conter la chose ; et tout le village croyait maintenant qu’ils recélaient dans leur maison un véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s’assurer du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.

Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc ; et les muscles de la face étant décrochés, l’œil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose d’effrayant.

— « Qui vous amène ? » dit Pécuchet.

Foureau balbutia : — « Rien ! rien du tout ! » et prenant une des pièces sur la table : « Qu’est-ce que c’est ? »

— « Le buccinateur ! » répondit Bouvard.

Foureau se tut – mais souriait d’une façon narquoise, jaloux de ce qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.

Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les gens qui s’ennuyaient sur le seuil avaient pénétré dans le fournil – et comme on se poussait un peu, la table trembla.

— « Ah ! c’est trop fort ! » s’écria Pécuchet. « Débarrassez-nous du public ! »

Le garde champêtre fit partir les curieux.

— « Très bien ! » dit Bouvard. « Nous n’avons besoin de personne ! »

Foureau comprit l’allusion, et lui demanda s’ils avaient le droit, n’étant pas médecins, de détenir un objet pareil ? Il allait, du reste, en écrire au préfet. – Quel pays ! On n’était pas plus inepte, sauvage et rétrograde ! La comparaison qu’ils firent d’eux-mêmes avec les autres les consola. Ils ambitionnaient de souffrir pour la science.

Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop éloigné de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une leçon.

Bouvard et Pécuchet furent charmés ; et sur leur désir, M. Vaucorbeil leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout.

Ils prirent en note dans le Dictionnaire des sciences médicales, les exemples d’accouchement, de longévité, d’obésité et de constipation extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijoux, la femme hydropique du département de l’Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt jours, Simorre de Mirepoix mort ossifié, et cet ancien maire d’Angoulême, dont le nez pesait trois livres !

Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils distinguaient fort bien dans l’intérieur, le septum lucidum composé de deux lamelles et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois rouge. Mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des étages, des ganglions, et des fibres de toutes les sortes, et le foramen de Pacchioni, et le corps de Pacini, bref un amas inextricable, de quoi user leur existence.

Quelquefois dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre, puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux.

Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout ! Et ils ne tardaient pas à s’endormir, Bouvard le menton baissé, l’abdomen en avant, Pécuchet la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la table.

Souvent à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières visites, entrouvrait la porte.

— « Eh bien, les confrères, comment va l’anatomie ? »

— « Parfaitement ! » répondaient-ils.

Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.

Quand ils étaient las d’un organe, ils passaient à un autre – abordant ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l’estomac, l’oreille, les intestins. – Car le bonhomme de carton les assommait, malgré leurs efforts pour s’y intéresser. Enfin le docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boîte.

— « Bravo ! Je m’y attendais. » On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études ; – et le sourire accompagnant ses paroles les blessa profondément.

De quel droit les juger incapables ? Est-ce que la science appartenait à ce monsieur ! Comme s’il était lui-même un personnage bien supérieur !

Donc acceptant son défi, ils allèrent jusqu’à Bayeux pour y acheter des livres. Ce qui leur manquait, c’était la physiologie ; – et un bouquiniste leur procura les traités de Richerand et d’Adelon, célèbres à l’époque.

Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments leur semblèrent de la plus haute importance. Ils furent bien aises de savoir qu’il y a dans le tartre des dents trois espèces d’animalcules, que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans l’estomac.

Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n’avoir pas la faculté de ruminer, comme l’avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère de Bérard ; – et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient même jusqu’à ses dernières conséquences, pleins d’un scrupule méthodique, d’une attention presque religieuse.

Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la viande dans une fiole, où était le suc gastrique d’un canard – et ils la portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre résultat que d’infecter leurs personnes.

On les vit courir le long de la grande route, revêtus d’habits mouillés et à l’ardeur du soleil. C’était pour vérifier si la soif s’apaise par l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrèrent haletants, et tous les deux avec un rhume.

L’audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement. Mais Bouvard s’étala sur la génération.

Les réserves de Pécuchet en cette matière l’avaient toujours surpris. Son ignorance lui parut si complète qu’il le pressa de s’expliquer – et Pécuchet en rougissant finit par faire un aveu.

Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaise maison – d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus tard. Une circonstance heureuse n’était jamais venue – si bien, que par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement, habitude, à cinquante deux ans et malgré le séjour de la capitale, il possédait encore sa virginité.

Bouvard eut peine à le croire – puis il rit énormément, mais s’arrêta, en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet.

Car les passions ne lui avaient pas manqué, s’étant tour à tour épris d’une danseuse de corde, de la belle-sœur d’un architecte, d’une demoiselle de comptoir – enfin d’une petite blanchisseuse ; – et le mariage allait même se conclure, quand il avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre.

Bouvard lui dit :

— « Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu ! Pas de tristesse, voyons ! Je me charge si tu veux... »

Pécuchet répliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y songer. – Et ils continuèrent leur physiologie.

Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une vapeur subtile ? La preuve, c’est que le poids d’un homme décroît à chaque minute. Si chaque jour s’opère l’addition de ce qui manque et la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait équilibre. Sanctorius, l’inventeur de cette loi, employa un demi-siècle à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs.

Ils essayèrent d’imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença.

Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la perspiration – et il se tenait sur le plateau, complètement nu, laissant voir, malgré la pudeur, son torse très long pareil à un cylindre, avec des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. À ses côtés, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture.

Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les contractions musculaires, et qu’il est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la température d’un bain tiède.

Bouvard alla chercher leur baignoire – et quand tout fut prêt, il s’y plongea, muni d’un thermomètre.

Les ruines de la distillerie balayées vers le fond de l’appartement dessinaient dans l’ombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris ; une vieille odeur de plantes aromatiques s’exhalait – et se trouvant là fort bien, ils causaient avec sérénité.

Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.

— « Agite tes membres ! » dit Pécuchet.

Il les agita, sans rien changer au thermomètre : — « C’est froid, décidément. »

— « Je n’ai pas chaud, non plus » reprit Pécuchet, saisi lui-même par un frisson. « Mais agite tes membres pelviens ! Agite-les ! »

Bouvard ouvrit les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot ; – puis regardait le thermomètre, qui baissait toujours : — « Je n’y comprends rien ! Je me remue, pourtant ! »

— « Pas assez ! »

Et il reprenait sa gymnastique.

Elle avait duré trois heures, quand une fois encore, il empoigna le tube.

— « Comment ! douze degrés ! – Ah ! bonsoir ! Je me retire ! »

Un chien entra, moitié dogue moitié braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante.

Que faire ? Pas de sonnettes ! Et leur domestique était sourde. Ils grelottaient mais n’osaient bouger, dans la peur d’être mordus.

Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.

Alors le chien aboya ; – et il sautait autour de la balance, où Pécuchet se cramponnant aux cordes, et pliant les genoux, tâchait de s’élever le plus haut possible.

— « Tu t’y prends mal » dit Bouvard ; et il se mit à faire des risettes au chien en proférant des douceurs.

Le chien sans doute les comprit. – Il s’efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les épaules, les ériflait avec ses ongles.

— « Allons ! maintenant ! Voilà qu’il a emporté ma culotte ! »

Il se coucha dessus, et demeura tranquille.

Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent l’un à descendre du plateau, l’autre à sortir de la baignoire ; – et quand Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa :

— « Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences ! »

Quelles expériences ?

On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? Et du reste, on ne leur vendrait pas de phosphore.

Ils songèrent à l’enfermer sous la machine pneumatique, à lui faire respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut être ne serait pas drôle ? Enfin ils choisirent l’aimantation de l’acier par le contact de la mœlle épinière.

Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles à Pécuchet qui les plantait contre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait d’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des ficelles autour des pattes.

Ses maîtres qui le poursuivaient entrèrent au même moment. Il fit un bond et disparut.

La vieille servante les apostropha :

— « C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre ! – Et ma cuisine, elle est propre ! Ça le rendra peut-être enragé ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! »

Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. Pas une n’attira la moindre limaille.

Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, revenir à l’improviste, se précipiter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – et pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt qu’apparaissait un chien, ressemblant à celui-là.

Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu’ils saignèrent l’estomac plein ou vide, moururent dans le même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eau périrent au bout de cinq minutes – et une oie, qu’ils avaient bourrée de garance, offrit des périostes d’une entière blancheur.

La nutrition les tourmentait.

Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la lymphe et des matières excrémentielles ? Mais on ne peut suivre les métamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’un seul est, chimiquement, pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin ayant calculé toute la chaux contenue dans l’avoine d’une poule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc, il se fait une création de substance ! De quelle manière ? On n’en sait rien.

On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admet celle qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et Keill l’évalue à huit onces, environ. D’où ils conclurent que la physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas.

Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leur jardin.

L’arbre mort étalé dans le milieu était gênant. Ils l’équarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard avait, très souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron.

Un jour qu’il s’y rendait, il fut accosté par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des médailles bénites, enfin le Manuel de la santé, par François Raspail.

Cette brochure lui plut tellement qu’il écrivit à Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expédia, et indiquait dans sa lettre, une pharmacie pour les médicaments.

La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu’il y a de mieux pour s’en délivrer, c’est le camphre. Bouvard et Pécuchet l’adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sédative, et des pilules d’aloès. Ils entreprirent même la cure d’un bossu.

C’était un enfant qu’ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère, une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour être sûrs qu’il reviendrait, lui donnaient à déjeuner.

Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les amers. Ronde au début comme une pièce de vingt sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils voulurent l’en guérir. Elle accepta, mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un œil, qui aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. Dans les doses permises et malgré l’effroi du mercure, ils administrèrent du calomel. Un mois plus tard, Mme Bordin était sauvée.

Elle leur fit de la propagande ; – et le percepteur des contributions, le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans Chavignolles suçait des tuyaux de plume.

Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la cigarette ; elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignit des pilules d’aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard eut des maux d’estomac et Pécuchet d’atroces migraines. Ils perdirent confiance dans le Raspail, mais eurent soin de n’en rien dire, craignant de diminuer leur considération.

Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner sur des feuilles de chou, firent même l’acquisition d’une paire de lancettes.

Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs livres.

Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues.

On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien commode, avec ses genres et ses espèces. Mais comment établir les espèces ? Alors, ils s’égarèrent dans la philosophie de la médecine.

Ils rêvaient sur l’archée de Van Helmont, le vitalisme, le brownisme, l’organicisme, demandaient au docteur d’où vient le germe de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen dans tous les cas morbides de distinguer la cause de ses effets.

— « La cause et l’effet s’embrouillent » répondait Vaucorbeil.

Son manque de logique les dégoûta ; – et ils visitèrent les malades tout seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie.

Au fond des chambres sur de sales matelas, reposaient des gens dont la figure pendait d’un côté, d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines pincées, la bouche tremblante, et des râles, des hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage.

Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins, et étaient fort surpris que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des purgatifs, qu’un même remède convienne à des affections diverses, et qu’une maladie s’en aille sous des traitements opposés.

Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient l’audace d’ausculter.

Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au roi, pour qu’on établît dans le Calvados un institut de gardes-malades, dont ils seraient les professeurs.

Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de Falaise leur en voulait toujours à cause de son jujube) et ils l’engagèrent à fabriquer comme les anciens des pila purgatoria, c’est-à-dire des boulettes de médicaments, qui à force d’être maniées, s’absorbent dans l’individu.

D’après ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entrave les phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour de bras quand le mari survenant les flanqua dehors.

Enfin au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode nouvelle d’introduire des thermomètres dans les derrières.

Une fièvre typhoïde se répandit aux environs. Bouvard déclara qu’il ne s’en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy leur fermier vint gémir chez eux. Son homme était malade depuis quinze jours ; et M. Vaucorbeil le négligeait.

Pécuchet se dévoua.

Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, ventre ballonné, langue rouge, c’étaient tous les symptômes de la dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu’en ôtant la diète on supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à coup, le docteur parut.

Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos, entre la fermière et Pécuchet qui le réforçaient.

Il s’approcha du lit, et jeta l’assiette par la fenêtre, en s’écriant :

— « C’est un véritable meurtre ! »

— « Pourquoi ? »

— « Vous perforez l’intestin, puisque la fièvre typhoïde est une altération de sa membrane folliculaire. »

— « Pas toujours ! »

Et une dispute s’engagea sur la nature des fièvres. Pécuchet croyait à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes : — « Aussi, j’éloigne tout ce qui peut surexciter ! »

— « Mais la diète affaiblit le principe vital ! »

— « Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital ! Comment est-il ? Qui l’a vu ? »

Pécuchet s’embrouilla.

— « D’ailleurs » disait le médecin « Gouy ne veut pas de nourriture. »

Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet de coton.

— « N’importe ! Il en a besoin ! »

— « Jamais ! Son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations. »

— « Qu’importe les pulsations ! » Et Pécuchet nomma ses autorités.

— « Laissons les systèmes ! » dit le docteur.

Pécuchet croisa les bras.

— « Vous êtes un empirique, alors ? »

— « Nullement ! Mais en observant…»

— « Et si on observe mal ? »

Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l’herpès de Mme Bordin, histoire clabaudée par la veuve, et dont le souvenir l’agaçait.

— « D’abord, il faut avoir fait de la pratique. »

— « Ceux qui ont révolutionné la science, n’en faisaient pas ! Van Helmont, Bœrhaave, Broussais, lui-même. »

Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix :

— « Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin ? »

Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère, et se mit à pleurer.

Sa femme non plus ne savait que répondre ; car l’un était habile ; mais l’autre avait peut-être un secret ?

— « Très bien ! » dit Vaucorbeil. « Puisque vous balancez entre un homme nanti d’un diplôme… » Pécuchet ricana. « Pourquoi riez-vous ? »

— « C’est qu’un diplôme n’est pas toujours un argument ! »

Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans son importance sociale. Sa colère éclata.

— « Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice illégal de la médecine ! » Puis se tournant vers la fermière : « Faites-le tuer par monsieur tout à votre aise, et que je sois pendu si je reviens jamais dans votre maison ! »

Et il s’enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne.

Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande agitation.

Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement avait-il soutenu qu’elles préservent de toutes les maladies, Foureau n’écoutant rien, l’avait menacé de dommages et intérêts. Il en perdait la tête.

Pécuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sérieuse – et fut un peu choqué de son indifférence.

Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvait tenir à l’ingestion de la nourriture ? Peut-être que Vaucorbeil ne s’était pas trompé ? Un médecin après tout doit s’y connaître ! Et des remords assaillirent Pécuchet. Il avait peur d’être homicide.

Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause du déjeuner lui échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n’était pas la peine de les avoir fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles !

Foureau se calma – et Gouy reprenait des forces. À présent, la guérison était certaine. Un tel succès enhardit Pécuchet.

— « Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins... »

— « Assez de mannequins ! »

— « Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus ? »

Mais Bouvard était las de la médecine :

— « Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop nombreuses, les remèdes problématiques – et on ne découvre dans les auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la diathèse, ni même du pus ! »

Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.

Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.

Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille, et vomit après son dîner, ce qui l’effraya beaucoup. Puis observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait : « Ai-je des douleurs ? » et finit par en avoir.

S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient ; – et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants d’air.

Pécuchet imagina que l’usage de la prise était funeste. D’ailleurs, un éternuement occasionne parfois la rupture d’un anévrisme – et il abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts ; puis, tout à coup, se rappelait son imprudence.

Comme le café noir secoue les nerfs Bouvard voulut renoncer à la demi-tasse. Mais il dormait après ses repas, et avait peur en se réveillant ; car le sommeil prolongé est une menace d’apoplexie.

Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien, qui à force de régime atteignit une extrême vieillesse. Sans l’imiter absolument, on peut avoir les mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa bibliothèque un Manuel d’hygiène par le docteur Morin.

Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là ? Les plats qu’ils aimaient s’y trouvent défendus. Germaine embarrassée ne savait plus que leur servir.

Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie, le hareng saur, le homard, et le gibier sont « réfractaires ». Plus un poisson est gros plus il contient de gélatine et par conséquent est lourd. Les légumes causent des aigreurs ; le macaroni donne des rêves ; les fromages « considérés généralement, sont d’une digestion difficile » ; un verre d’eau le matin est « dangereux », chaque boisson ou comestible étant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces mots : « mauvais ! – gardez-vous de l’abus ! – ne convient pas à tout le monde. » – Pourquoi mauvais ? Où est l’abus ? Comment savoir si telle chose vous convient ?

Quel problème que celui du déjeuner ! Ils quittèrent le café au lait, sur sa détestable réputation, et ensuite le chocolat, – car c’est « un amas de substances indigestes ». Restait donc le thé. Mais « les personnes nerveuses doivent se l’interdire complètement ». Cependant, Decker au XVIIe siècle en prescrivait vingt décalitres par jour, afin de nettoyer les marais du pancréas.

Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d’autant plus qu’il condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui révolta Pécuchet. Alors ils achetèrent le Traité de Becquerel où ils virent que le porc est en soi-même « un bon aliment », le tabac d’une innocence parfaite, et le café « indispensable aux militaires ».

Jusqu’alors ils avaient cru à l’insalubrité des endroits humides. Pas du tout ! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraîchi sa peau. Bégin veut qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe passe pour excellent à l’estomac. Lévy l’accuse d’altérer les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, ce palladium chéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages ni crainte de l’opinion, des auteurs le déconseillent aux hommes pléthoriques et sanguins.

Qu’est-ce donc que l’hygiène ?

— « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » affirme M. Lévy ; et Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science.

Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du porc aux choux, de la crème, un pont-l’évêque, et une bouteille de Bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche – et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son existence ! La vie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir. — « Encore un morceau ? » — « Je veux bien. » — « Moi de même ! » — « À ta santé ! » — « À la tienne ! » — « Et fichons-nous du reste ! » Ils s’exaltaient.

Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de café, bien qu’il ne fût pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait coup sur coup, éternuait sans peur, et sentant le besoin d’un peu de champagne, ils ordonnèrent à Germaine d’aller de suite au cabaret, leur en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa. Pécuchet fut indigné :

— « Je vous somme, entendez-vous ! Je vous somme d’y courir. »

Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres, tant ils étaient incompréhensibles et fantasques.

Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau.

La moisson venait de finir – et des meules au milieu des champs dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit, bleuâtre et douce. Les fermes étaient tranquilles. On n’entendait même plus les grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise qui rafraîchissait leurs pommettes.

Le ciel très haut, était couvert d’étoiles, les unes brillant par groupes, d’autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés. Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés, de grands espaces vides ; – et le firmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et des îlots.

— « Quelle quantité ! » s’écria Bouvard.

— « Nous ne voyons pas tout ! » reprit Pécuchet. « Derrière la Voie lactée, ce sont les nébuleuses, au delà des nébuleuses des étoiles encore ! La plus voisine est séparée de nous par trois cents billions de myriamètres ! » Il avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se rappelait les chiffres. « Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a douze fois la grandeur du Soleil, des comètes mesurent trente-quatre millions de lieues ! »

— « C’est à rendre fou » dit Bouvard. Il déplora son ignorance, et même regrettait de n’avoir pas été, dans sa jeunesse, à l’École polytechnique.

Alors Pécuchet le tournant vers la Grande Ourse, lui montra l’étoile Polaire, puis Cassiopée dont la constellation forme un Y, Véga de la Lyre toute scintillante, et au bas de l’horizon, le rouge Aldébaran.

Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles, quadrilatères et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaître dans le ciel.

Pécuchet continua :

— « La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une seconde. Un rayon de la Voie lactée met six siècles à nous parvenir – si bien qu’une étoile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs sont intermittentes, d’autres ne reviennent jamais ; – et elles changent de position ; tout s’agite, tout passe. »

— « Cependant, le Soleil est immobile ? »

— « On le croyait autrefois. Mais les savants aujourd’hui, annoncent qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule ! »

Cela dérangeait les idées de Bouvard – et après une minute de réflexion :

— « La science est faite, suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir. »

Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres – et leurs discours étaient coupés par de longs silences.

Enfin, ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans les étoiles. Pourquoi pas ? Et comme la création est harmonique, les habitants de Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux de Vénus très petits. À moins que ce ne soit partout la même chose ? Il existe là-haut des commerçants, des gendarmes. On y trafique, on s’y bat, on y détrône des rois !...

Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusée.

— « Tiens ! » dit Bouvard. « Voilà des mondes qui disparaissent. »

Pécuchet reprit :

— « Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant ! De pareilles idées vous renfoncent l’orgueil. »

— « Quel est le but de tout cela ? »

— « Peut-être qu’il n’y a pas de but ? »

— « Cependant ! » Et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cependant » sans trouver rien de plus à dire. — « N’importe ! Je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait ! »

— « Cela doit être dans Buffon ! » répondit Bouvard, dont les yeux se fermaient. « Je n’en peux plus ! Je vais me coucher ! »

Les Époques de la nature leur apprirent qu’une comète, en heurtant le Soleil, en avait détaché une portion, qui devint la Terre. D’abord les pôles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe. Elles s’étaient retirées dans les cavernes ; puis les continents se divisèrent, les animaux et l’homme parurent.

La majesté de la création leur causa un ébahissement, infini comme elle. Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets.

Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer ; – et ils recoururent comme distraction, aux Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre.

Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines, fraternelles et même conjugales, tout y passa – sans omettre les invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours ! Ils s’étonnaient que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les semences une enveloppe – pleins de cette philosophie qui découvre dans la Nature des intentions vertueuses et la considère comme une espèce de saint Vincent de Paul, toujours occupé à répandre des bienfaits !

Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forêts vierges ; – et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautés de la nature en France. Le Cantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux – pas davantage – , tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles ! Mais bientôt, on n’en trouvera plus ! Les grottes à stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent ; – et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognée des niveleurs, ou sont en train de mourir.

Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.

Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasièrent devant les goûts bizarres de certains animaux.

Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils entraient dans les cours, et demandaient aux laboureurs s’ils avaient vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes.

— « Jamais de la vie ! » On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur âge.

Ils voulurent tenter des alliances anormales.

La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne possédait pas de bouc. Une voisine prêta le sien ; et l’époque du rut étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en se cachant derrière les futailles, pour que l’événement pût s’accomplir en paix.

Chacune, d’abord, mangea son petit tas de foin. Puis, elles ruminèrent, la brebis se coucha ; – et elle bêlait sans discontinuer, pendant que le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans l’ombre.

Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter la nature. Mais le bouc se retournant contre Pécuchet, lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de laine dans les deux mains.

Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait des monstres et ne comprenant rien à la question de l’espèce.

Ce mot désigne un groupe d’individus dont les descendants se reproduisent. Mais des animaux classés comme d’espèces différentes peuvent se reproduire, et d’autres compris dans la même en ont perdu la faculté.

Ils se flattèrent d’obtenir là-dessus des idées nettes, en étudiant le développement des germes – et Pécuchet écrivit à Dumouchel, pour avoir un microscope.

Tour à tour, ils mirent sur la plaque de verre, des cheveux, du tabac, des ongles, une patte de mouche. Mais ils avaient oublié la goutte d’eau, indispensable. C’était, d’autres fois, la petite lamelle ; – et ils se poussaient, dérangeaient l’instrument ; puis, n’apercevant que du brouillard accusaient l’opticien. Ils en arrivèrent à douter du microscope. Les découvertes qu’on lui attribue ne sont peut-être pas si positives.

Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la géologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand, avec le Discours de Cuvier sur les révolutions du globe.

Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes.

D’abord une immense nappe d’eau, d’où émergeaient des promontoires, tachetés par des lichens ; et pas un être vivant, pas un cri. C’était un monde silencieux, immobile et nu. – Puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d’une étuve. Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphère humide. Alors des volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes ; et la pâte des porphyres et des basaltes qui coulait, se figea. – Troisième tableau : dans des mers peu profondes, des îles de madrépores ont surgi ; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des coquillages pareils à des roues de chariot, des tortues qui ont trois mètres, des lézards de soixante pieds. Des amphibies allongent entre les roseaux leur col d’autruche à mâchoire de crocodile. Des serpents ailés s’envolent. – Enfin, sur les grands continents, de grands mammifères parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal équarries, le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus, lippus, avec des crinières, et des défenses contournées. Des troupeaux de mammouths broutaient les plaines où fut depuis l’Atlantique ; le paléothérium, moitié cheval moitié tapir, bouleversait de son groin les fourmilières de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous les châtaigniers, à la voix de l’ours des cavernes qui faisait japper dans sa tanière, le chien de Beaugency trois fois haut comme un loup.

Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C’était comme une féerie en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothéose.

Ils furent stupéfaits d’apprendre qu’il existait sur des pierres des empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux, – et ayant feuilleté un des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles.

Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande route, M. le curé passa, et les abordant d’une voix pateline :

— « Ces messieurs s’occupent de géologie ? Fort bien ! »

Car il estimait cette science. Elle confirme l’autorité des Écritures, en prouvant le Déluge.

Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes, pétrifiés.

L’abbé Jeufroy parut surpris du fait ; après tout, s’il avait lieu, c’était une raison de plus d’admirer la Providence.

Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu’alors n’avaient pas été fructueuses, – et cependant, les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, devaient abonder en débris d’animaux.

— « J’ai entendu dire » répliqua l’abbé Jeufroy « qu’autrefois on avait trouvé à Villers la mâchoire d’un éléphant. » Du reste, un de ses amis, M. Larsonneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur fournirait peut-être des renseignements ! Il avait fait une histoire de Port-en-Bessin où était notée la découverte d’un crocodile.

Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d’œil ; le même espoir leur était venu ; – et malgré la chaleur, ils restèrent debout pendant longtemps, à interroger l’ecclésiastique qui s’abritait sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant les paupières.

La cloche de l’église tinta l’angélus.

— « Bien le bonsoir, messieurs ! Vous permettez, n’est-ce pas ? »

Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse de Larsonneur. Enfin, elle arriva.

L’homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s’appelait Louis Bloche ; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle occupait un des volumes de l’Académie lexovienne, et il ne prêtait point son exemplaire, dans la peur de dépareiller la collection. Pour ce qui était de l’alligator, on l’avait découvert au mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments.

L’obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il aurait voulu se rendre tout de suite à Villers.

Bouvard objecta que pour s’épargner un déplacement peut-être inutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des informations – et ils écrivirent au maire de l’endroit une lettre, où ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche. Dans l’hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils les instruire sur sa précieuse découverte ? Quand il la fit, à quelle place de la commune gisait ce document des âges primitifs ? Avait-on des chances d’en trouver d’analogues ? Quel était par jour le prix d’un homme et d’une charrette ?

Et ils eurent beau s’adresser à l’adjoint, puis au premier conseiller municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les habitants étaient jaloux de leurs fossiles ? À moins qu’ils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu.

Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite une carriole les transporta de Caen à Bayeux ; – et de Bayeux, ils allèrent à pied jusqu’à Port-en-Bessin.

On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait des cailloux bizarres – et sur les indications de l’aubergiste, ils atteignirent la grève.

La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie de goémons jusqu’au bord des flots.

Des vallonnements herbeux découpaient la falaise, composée d’une terre molle et brune et qui se durcissant devenait dans ses strates inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau en tombaient sans discontinuer, pendant que la mer au loin, grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement ; – et on n’entendait plus que le petit bruit des sources.

Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter des trous. – Bouvard s’assit près du rivage, et contempla les vagues, ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte pour lui faire voir un ammonite, incrusté dans la roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisèrent ; il aurait fallu des instruments, la nuit venait, d’ailleurs. – Le ciel était empourpré à l’occident, et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer montait vers eux ; il était temps de rentrer.

Le lendemain dès l’aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent leur fossile dont l’enveloppe éclata. C’était un « Ammonites nodosus », rongé par les bouts mais pesant bien seize livres, et Pécuchet, dans l’enthousiasme, s’écria : — « Nous ne pouvons faire moins que de l’offrir à Dumouchel ! »

Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, des arquées, et pas de crocodile ! – À son défaut, ils espéraient une vertèbre d’hippopotame ou d’ichthyosaure, n’importe quel ossement contemporain du Déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d’homme contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque.

Ils délibérèrent sur les moyens de l’obtenir.

Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet, en dessous, démolirait la roche pour le faire descendre, doucement, sans l’abîmer.

Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, dans la campagne un douanier en manteau, qui gesticulait d’un air de commandement.

— « Eh bien ! Quoi ? Fiche-nous la paix ! » et ils continuèrent leur besogne, Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche, Pécuchet les reins pliés, creusant avec son pic.

Mais le douanier reparut, plus bas, dans un vallon, en multipliant les signaux. Ils s’en moquaient bien ! Un corps ovale se bombait sous la terre amincie, et penchait, allait glisser.

Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup.

— « Vos passeports ! »

C’était le garde champêtre en tournée ; – et au même moment survint l’homme de la douane, accouru par une ravine.

— « Empoignez-les, père Morin ! ou la falaise va s’écrouler ! »

— « C’est dans un but scientifique » répondit Pécuchet.

Alors une masse tomba, en les frôlant de si près tous les quatre, qu’un peu plus ils étaient morts.

Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire qui s’émietta sous la botte du douanier.

Bouvard dit en soupirant : — « Nous ne faisions pas grand mal ! »

— « On ne doit rien faire dans les limites du génie ! » reprit le garde champêtre. « D’abord qui êtes-vous ? pour que je vous dresse procès ! »

Pécuchet se rebiffa, criant à l’injustice.

— « Pas de raisons ! Suivez-moi ! »

Dès qu’ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta. Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne. Pécuchet, très pâle, lançait des regards furieux ; – et ces deux étrangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs n’avaient pas une bonne figure. Provisoirement, on les colloqua dans l’auberge, dont le maître sur le seuil, barrait l’entrée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les payèrent – encore des frais ! – Et le garde champêtre ne revenait pas ! Pourquoi ? Enfin un monsieur qui avait la croix d’honneur, les délivra ; et ils s’en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec l’engagement d’être à l’avenir plus circonspects.

Outre un passeport, il leur manquait bien des choses ! Et avant d’entreprendre des explorations nouvelles, ils consultèrent le Guide du voyageur-géologue par Boué.

Il faut avoir, premièrement, un bon havresac de soldat, puis une chaîne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole, et trois marteaux, passés dans une ceinture qui se dissimule sous la redingote, et « vous préserve ainsi de cette apparence originale, que l’on doit éviter en voyage ». Comme bâton, Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste, haut de six pieds, à longue pointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie, ou parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer la soie contenue, à part, dans un petit sac. Ils n’oublièrent pas de forts souliers, avec des guêtres, chacun « deux paires de bretelles, à cause de la transpiration », et bien qu’on ne puisse « se présenter partout en casquette », ils reculèrent devant la dépense d’« un de ces chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur ». Le même ouvrage donne des préceptes de conduite : « Savoir la langue du pays que l’on visitera », ils la savaient. « Garder une tenue modeste », c’était leur usage. « Ne pas avoir trop d’argent sur soi », rien de plus simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortes d’embarras, il est bon de prendre « la qualité d’ingénieur » !

— « Eh bien ! nous la prendrons ! »

Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air.

Tantôt sur les bords de l’Orne, ils apercevaient dans une déchirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des bruyères ; – ou bien, ils s’attristaient de ne rencontrer le long du chemin que des couches d’argile. Devant un paysage, ils n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure ; mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, la terre. – Et toutes les collines étaient pour eux « encore une preuve du Déluge » !

À la manie du Déluge, succéda celle des blocs erratiques. Les grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de glaciers disparus ; – et ils cherchaient des moraines et des faluns.

Plusieurs fois, on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement – et quand ils avaient répondu qu’ils étaient « des ingénieurs », une crainte leur venait. L’usurpation d’un titre pareil pouvait leur attirer des désagréments.

À la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons, mais intrépides les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des marches dans l’escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la cuisine ; et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière.

Ce n’était pas une mince besogne avant de coller les étiquettes, que de savoir les noms des roches ; la variété des couleurs et du grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire.

Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien, jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de s’y reconnaître ! Ce qui est système pour l’un est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les feuillets des couches, s’entremêlent, s’embrouillent. Mais Omalius d’Halloy vous prévient qu’il ne faut pas croire aux divisions géologiques.

Cette déclaration les soulagea – et quand ils eurent vu des calcaires à polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny, et du mercure à la Chapelle-en-Juger près Saint-Lô, ils décidèrent une excursion plus lointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz pyromaque et l’argile de Kimmeridge !

À peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit sous les phares. Des éboulements l’obstruaient. Il était dangereux de s’y hasarder.

Un loueur de voitures les accosta, et leur offrit des promenades aux environs, Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, « Rome s’il le fallait ».

Ses prix étaient déraisonnables. Mais le nom de Fécamp les avait frappés. En se détournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat – et ils prirent la gondole de Fécamp, pour se rendre au plus loin, d’abord.

Dans la gondole Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n’hésitèrent pas à se qualifier d’ingénieurs.

On s’arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes après, la frôlèrent, pour éviter une grande flaque d’eau avançant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent une arcade qui s’ouvrait sur une grotte profonde. Elle était sonore, très claire, pareille à une église, avec des colonnes du haut en bas, et un tapis de varech tout le long de ses dalles.

Cet ouvrage de la nature les étonna ; et ils s’élevèrent à des considérations sur l’origine du monde.

Bouvard penchait vers le neptunisme. Pécuchet au contraire était plutonien. Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains, fait des crevasses. C’est comme une mer intérieure ayant son flux et reflux, ses tempêtes. Une mince pellicule nous en sépare. On ne dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y a sous nos talons. – Cependant le feu central diminue, et le Soleil s’affaiblit, si bien que la Terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra stérile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique – et aucun être ne pourra subsister.

— « Nous n’y sommes pas encore » dit Bouvard.

— « Espérons-le ! » reprit Pécuchet.

N’importe ! Cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit – et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets.

La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et là, par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon telle que la courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est, âpre et froid soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient, tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois, une pierre se détachant, rebondissait de place en place, avant de descendre jusqu’à eux.

Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées :

— « À moins que la Terre ne soit anéantie par un cataclysme ? On ignore la longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder. »

— « Pourtant, il diminue ? »

— « Cela n’empêche pas ses explosions d’avoir produit l’île Julia, le Monte-Nuovo, bien d’autres encore. »

Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand — « Mais de pareils faits n’arrivent pas en Europe ? »

— « Mille excuses ! témoin celui de Lisbonne ! Quant à nos pays, les mines de houille et de pyrite martiale y sont nombreuses et peuvent très bien en se décomposant, former des bouches volcaniques. Les volcans, d’ailleurs, éclatent toujours près de la mer. »

Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin, une fumée qui montait vers le ciel.

— « Puisque l’île Julia » reprit Pécuchet, « a disparu, des terrains produits par la même cause, auront peut-être, le même sort ? Un îlot de l’Archipel est aussi important que la Normandie, et même que l’Europe. »

Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.

— « Admets » dit Pécuchet « qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche. Les eaux se ruent dans l’Atlantique. Les côtes de la France et de l’Angleterre en chancelant sur leur base, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé. »

Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Ses tempes bourdonnaient. Tout à coup, le sol lui parut tressaillir, – et la falaise au-dessus de sa tête pencher par le sommet. À ce moment, une pluie de graviers déroula d’en haut.

Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria, de loin : — « Arrête ! arrête ! La période n’est pas accomplie. »

Et pour le rattraper, il faisait des sauts énormes avec son bâton de touriste, tout en vociférant : — « La période n’est pas accomplie ! La période n’est pas accomplie ! »

Bouvard en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait à son dos. C’était comme une tortue avec des ailes, qui aurait galopé parmi les roches. Une plus grosse le cacha.

Pécuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne ; puis retourna en arrière pour gagner les champs par une « valleuse » que Bouvard avait prise, sans doute.

Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme de l’albâtre poli. À cinquante pieds d’élévation, Pécuchet voulut descendre. La mer battait son plein. Il se remit à grimper.

Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. À mesure qu’il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles. Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait à l’épigastre ; il s’assit par terre les yeux fermés, n’ayant plus conscience que des battements de son cœur qui l’étouffaient. Puis, il jeta son bâton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient dans le ventre, les cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient ses flancs ; la visière de sa casquette l’aveuglait, le vent redoublait de force ; enfin il atteignit le plateau et y trouva Bouvard qui était monté plus loin, par une valleuse moins difficile.

Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.

Le lendemain soir au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas d’un journal, un feuilleton intitulé : « De l’enseignement de la géologie ».

Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était comprise à l’époque.

Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe. Mais la même espèce n’a pas toujours la même durée, et s’éteint plus vite dans tel endroit que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles différents comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils. Les fougères d’autrefois sont identiques aux fougères d’à présent. Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les plus anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent les bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne sont après tout que des abstractions.

Cuvier jusqu’à présent leur avait apparu dans l’éclat d’une auréole, au sommet d’une science indiscutable. Elle était sapée. La création n’avait plus la même discipline ; et leur respect pour ce grand homme diminua.

Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.

Tout cela contrariait les idées reçues, l’autorité de l’Église.

Bouvard en éprouva comme l’allégement d’un joug brisé.

— « Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me répondrait sur le Déluge ! »

Ils le trouvèrent dans son petit jardin où il attendait les membres du conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l’heure, pour l’acquisition d’une chasuble.

— « Ces messieurs souhaitent... ? »

— « Un éclaircissement, s’il vous plaît ! » Et Bouvard commença.

Que signifiaient dans la Genèse, « l’abîme qui se rompit » et « les cataractes du ciel » ? Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n’a point de cataractes !

L’abbé ferma les paupières, puis répondit qu’il fallait distinguer toujours entre le sens et la lettre. Des choses qui d’abord nous choquent deviennent légitimes en les approfondissant.

— « Très bien ! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues ! Y pensez-vous, deux lieues ! une épaisseur d’eau ayant deux lieues ! »

Et le maire, survenant, ajouta : — « Saprelotte, quel bain ! »

— « Convenez » dit Bouvard « que Moïse exagère diablement. »

Le curé avait lu Bonald, et répliqua : — « J’ignore ses motifs. C’était, sans doute, pour imprimer un effroi salutaire aux peuples qu’il dirigeait ! »

— « Enfin, cette masse d’eau, d’où venait-elle ? »

— « Que sais-je ? L’air s’était changé en pluie, comme il arrive tous les jours. »

Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des contributions, avec le capitaine Heurtaux, propriétaire ; et Beljambe l’aubergiste donnait le bras à Langlois l’épicier, qui marchait péniblement à cause de son catarrhe.

Pécuchet, sans souci d’eux, prit la parole :

— « Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphère (la science nous le démontre) est égal à celui d’une masse d’eau qui ferait autour du globe une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l’air condensé tombait dessus à l’état liquide, il augmenterait bien peu la masse des eaux existantes. »

Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient.

Le curé s’impatienta.

— « Nierez-vous qu’on ait trouvé des coquilles sur les montagnes ? Qui les y a mises, sinon le Déluge ? Elles n’ont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes ! » Et ce mot ayant fait rire l’assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres : « À moins que ce ne soit encore une des découvertes de la science ? »

Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie d’Élie de Beaumont.

— « Connais pas ! » répondit l’abbé.

Foureau s’empressa de dire : — « Il est de Caen ! Je l’ai vu une fois à la préfecture ! »

— « Mais si votre Déluge » repartit Bouvard « avait charrié ces coquilles, on les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de trois cents mètres quelquefois. »

Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du genre humain et les animaux découverts dans de la glace, en Sibérie.

Cela ne prouve pas que l’Homme ait vécu en même temps qu’eux ! La Terre, selon Pécuchet, était considérablement plus vieille. — « Le delta du Mississippi remonte à des dizaines de milliers d’années. L’époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de Manéthon... »

Le comte de Faverges s’avança.

Tous firent silence à son approche.

— « Continuez, je vous prie ! Que disiez-vous ? »

— « Ces messieurs me querellaient » répondit l’abbé.

— « À propos de quoi ? »

— « Sur la sainte Écriture, monsieur le comte ! »

Bouvard, de suite, allégua qu’ils avaient droit, comme géologues, à discuter religion.

— « Prenez garde » dit le comte. « Vous savez le mot, cher monsieur, un peu de science en éloigne, beaucoup y ramène. » Et d’un ton à la fois hautain et paternel : « Croyez-moi ! Vous y reviendrez ! Vous y reviendrez ! »

Peut-être ! – Mais que penser d’un livre, où l’on prétend que la lumière a été créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule cause de la lumière !

— « Vous oubliez celle qu’on appelle boréale » dit l’ecclésiastique.

Bouvard, sans répondre à l’objection, nia fortement qu’elle ait pu être d’un côté et les ténèbres de l’autre, qu’il y ait eu un soir et un matin quand les astres n’existaient pas, et que les animaux aient apparu tout à coup, au lieu de se former par cristallisation.

Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte de toux. Le capitaine criait : — « Vous êtes des révolutionnaires ! », Girbal : — « La paix ! la paix ! », le prêtre : — « Quel matérialisme ! », Foureau : — « Occupons-nous plutôt de notre chasuble ! »

— « Non ! Laissez-moi parler ! » Et Bouvard s’échauffant, alla jusqu’à dire que l’Homme descendait du singe !

Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des singes.

Bouvard reprit : — « En comparant le fœtus d’une femme, d’une chienne, d’un oiseau... »

— « Assez ! »

— « Moi, je vais plus loin ! » s’écria Pécuchet. « L’Homme descend des poissons ! » Des rires éclatèrent – mais sans se troubler : « Le Telliamed ! un livre arabe !... »

— « Allons, messieurs, en séance ! »

Et on entra dans la sacristie.

Les deux compagnons n’avaient pas roulé l’abbé Jeufroy, comme ils l’auraient cru. Aussi Pécuchet lui trouva-t-il « le cachet du jésuitisme ».

Sa lumière boréale les inquiétait cependant. Ils la cherchèrent dans le manuel de d’Orbigny.

C’est une hypothèse, pour expliquer comment les végétaux fossiles de la baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges.

Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme ; – et embarrassés, ils songèrent à Vaucorbeil.

Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux l’un après l’autre.

Bouvard l’épia – et l’ayant arrêté, dit qu’il voulait lui soumettre un point curieux d’anthropologie :

— « Croyez-vous que le genre humain descende des poissons ? »

— « Quelle bêtise ! »

— « Plutôt des singes, n’est-ce pas ? »

— « Directement, c’est impossible ! »

À qui se fier ? Car enfin le docteur n’était pas un catholique !

Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l’éocène et du miocène, du Mont-Jorullo, de l’île Julia, des mammouths de Sibérie et des fossiles invariablement comparés dans tous les auteurs à « des médailles qui sont des témoignages authentiques », si bien qu’un jour, Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu’il n’irait pas plus loin.

La géologie est trop défectueuse ! À peine connaissons-nous quelques endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond des océans, on l’ignorera toujours.

Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral :

— « Je n’y crois pas, au règne minéral ! puisque des matières organiques ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l’or peut-être ! Le diamant n’a-t-il pas été du charbon ? la houille un assemblage de végétaux ? – En la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout coule. La création est faite d’une matière ondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! »

Il se coucha sur le dos, et se mit à sommeiller, pendant que Pécuchet la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses réflexions.

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes dont les cimes légères tremblaient. Des angéliques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées ; l’atmosphère était lourde ; et Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature, sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sa grandeur.

— « J’ai soif ! » dit Bouvard, en se réveillant.

— « Moi de même ! Je boirais volontiers quelque chose ! »

— « C’est facile » reprit un homme qui passait, en manches de chemise, avec une planche sur l’épaule.

Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d’une façon parisienne.

Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d’une cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine.

— « Mélie ! Es-tu là, Mélie ? »

Une jeune fille parut ; sur son commandement, alla « tirer de la boisson » et revint près de la table, servir ces messieurs.

Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps sans un pli ; – et le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose de délicat, de champêtre et d’ingénu.

— « Elle est gentille, hein ? » dit le menuisier, pendant qu’elle apportait des verres. « Si on ne jurerait pas une demoiselle, costumée en paysanne ! et rude à l’ouvrage, pourtant ! – Pauvre petit cœur, va ! Quand je serai riche, je t’épouserai ! »

— « Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorgu » répondit-elle d’une voix douce, sur un accent traînard.

Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre, et laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un éclat de bois en jaillit.

Gorgu s’emporta contre la lourdeur de tous « ces gars de la campagne » ; puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. Pécuchet en voulant l’aider, distingua sous la poussière, des figures de personnages.

C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des pampres dans les coins, et des colonnettes divisaient sa devanture en cinq compartiments. On voyait au milieu, Vénus-Anadyomène debout sur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père ; tout cela délabré, rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorgu prit une chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche qui présentait sous l’arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort indécente.

Bouvard également admira le bahut.

— « Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte. »

Ils hésitaient, vu les réparations.

Gorgu pouvait les faire, étant de son métier ébéniste. — « Allons ! Venez ! » et il entraîna Pécuchet vers la masure, où Mme Castillon, la maîtresse, étendait du linge.

Mélie quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre, son métier à dentelles, s’assit en pleine lumière, et travailla.

Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait penché.

Bouvard la questionna sur ses parents, son pays, les gages qu’on lui donnait.

Elle était de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait une pistole par mois. Enfin, elle lui plut tellement qu’il désira la prendre à son service pour aider la vieille Germaine.

Pécuchet reparut avec la fermière, et pendant qu’ils continuaient leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorgu, si la petite bonne consentirait à devenir sa servante.

— « Parbleu ! »

— « Toutefois » dit Bouvard, « il faut que je consulte mon ami. »

— « Eh bien ! je ferai en sorte. Mais n’en parlez pas ! à cause de la bourgeoise. »

Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le raccommodage on s’entendrait.

À peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie.

Pécuchet s’arrêta, afin de mieux réfléchir, ouvrit sa tabatière, huma une prise, et s’étant mouché :

— « Au fait, c’est une idée ! Mon Dieu, oui ! Pourquoi pas ? D’ailleurs, tu es le maître ! »

Dix minutes après, Gorgu se montra sur le haut-bord d’un fossé – et les interpellant :

— « Quand faut-il que je vous apporte le meuble ? »

— « Demain ! »

— « Et pour l’autre question, êtes-vous décidés ? »

— « Convenu ! » répondit Pécuchet.

Ce site dédié à Flaubert a été fondé en 2001 par Yvan Leclerc, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen, qui l'a animé et dirigé pendant vingt ans. La consultation de l’ensemble de ses contenus est libre et gratuite. Il a pour vocation de permettre la lecture en ligne des œuvres, la consultation des manuscrits et de leur transcription, l’accès à une riche documentation, à des publications scientifiques et à des ressources pédagogiques. Il est également conçu comme un outil pédagogique à la disposition des enseignants et des étudiants. La présente version du site a été réalisée en 2021 par la société NoriPyt sous la responsabilité scientifique de François Vanoosthuyse, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen Normandie. Les contributeurs au site Flaubert constituent une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs.

ISSN électronique 2402-6514

Menu principal

Qui était Flaubert ?

© Flaubert 2024 – Tous droits réservés

Université de Rouen Normandie
IRIHS
CÉRÉdI