Bouvard et Pécuchet

Rédaction
1872-1880
Première édition
Paris, Alphonse Lemerre, 1881
Édition choisie
Paris, GF Flammarion, 2008
Saisie par
Stéphanie Dord-Crouslé
Détails

L’idée d’écrire une « espèce d’encyclopédie critique en farce » remonte loin dans les projets de Flaubert, dans les années cinquante, quand il pense à un Dictionnaire des idées reçues. À partir d’un plan esquissé en 1869, il consacre d’abord deux années à la préparation de son roman, d’août 1872 à juillet 1874. Il interrompt la rédaction un an plus tard, en juin 1875, en raison de la ruine de sa nièce et des difficultés du sujet. Il écrit alors Trois contes, pendant une parenthèse de deux années. Il reprend la rédaction en mars 1877. Il meurt le 8 mai 1880, laissant inachevé le dernier chapitre de son roman et le second volume, qui aurait dû inclure le Dictionnaire des idées reçues. Le premier volume a paru à titre posthume chez Lemerre en 1881.

Avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion, le texte proposé est celui établi par Stéphanie Dord-Crouslé pour la coll. «GF», 2008.
Ce texte en ligne prend en compte les améliorations et corrections apportées à la dernière édition. Voir ces corrections.

Édition Alphonse Lemerre, 1881, en ligne sur Gallica.

Documentation.

Chapitrage

Bouvard et Pécuchet

Rédaction
1872-1880
Première édition
Paris, Alphonse Lemerre, 1881
Édition choisie
Paris, GF Flammarion, 2008
Saisie par
Stéphanie Dord-Crouslé
Détails

L’idée d’écrire une « espèce d’encyclopédie critique en farce » remonte loin dans les projets de Flaubert, dans les années cinquante, quand il pense à un Dictionnaire des idées reçues. À partir d’un plan esquissé en 1869, il consacre d’abord deux années à la préparation de son roman, d’août 1872 à juillet 1874. Il interrompt la rédaction un an plus tard, en juin 1875, en raison de la ruine de sa nièce et des difficultés du sujet. Il écrit alors Trois contes, pendant une parenthèse de deux années. Il reprend la rédaction en mars 1877. Il meurt le 8 mai 1880, laissant inachevé le dernier chapitre de son roman et le second volume, qui aurait dû inclure le Dictionnaire des idées reçues. Le premier volume a paru à titre posthume chez Lemerre en 1881.

Avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion, le texte proposé est celui établi par Stéphanie Dord-Crouslé pour la coll. «GF», 2008.
Ce texte en ligne prend en compte les améliorations et corrections apportées à la dernière édition. Voir ces corrections.

Édition Alphonse Lemerre, 1881, en ligne sur Gallica.

Documentation.

VII

VIII

Satisfaits de leur régime, ils voulurent s’améliorer le tempérament par de la gymnastique.

Et ayant pris le Manuel d’Amoros, ils en parcoururent l’atlas.

Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des trapèzes, un tel déploiement de force et d’agilité excita leur envie.

Cependant, ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une « montagne de gloire », colline artificielle, ayant trente-deux mètres de hauteur.

Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal ; et quand ils furent habiles à le parcourir d’un bout à l’autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu’en haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça.

Les « bâtons orthosomatiques » lui plurent davantage, c’est-à-dire deux manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets – et pendant des heures il gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes le long du corps.

À défaut d’haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière. Mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N’importe, ils s’acharnèrent aux « mils persanes » et même craignant qu’elles n’éclatassent, tous les soirs, ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.

Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s’élançaient du pied gauche, atteignaient l’autre bord, puis recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin ; – et les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses extraordinaires, bondissant à l’horizon.

L’automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre ; elle les ennuya. Que n’avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste imaginé sous Louis XIV par l’abbé de Saint-Pierre ! Comment était-ce construit ? Où se renseigner ? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre !

Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à chaque bout. Sitôt qu’ils l’avaient prise, l’un poussait la terre de ses orteils, l’autre baissait les bras jusqu’au niveau du sol ; le premier, par sa pesanteur, attirait le second, qui lâchant un peu la cordelette, montait à son tour ; en moins de cinq minutes leurs membres dégouttelaient de sueur.

Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâchèrent de devenir ambidextres, jusqu’à se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus : Amoros indique les pièces de vers qu’il faut chanter dans les manœuvres – et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l’hymne no 9 : « Un roi, un roi juste est un bien sur la terre » ; quand ils se battaient les pectoraux : « Amis, la couronne et la gloire », etc. ; au pas de course :

« À nous l’animal timide !

Atteignons le cerf rapide !

Oui ! nous vaincrons !

Courons ! courons ! courons ! »

Et plus haletants que des chiens, ils s’animaient au bruit de leurs voix.

Un côté de la gymnastique les exaltait : son emploi comme moyen de sauvetage.

Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans des sacs ; – et ils prièrent le maître d’école de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessés. L’un feignait d’être évanoui ; et l’autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de précautions.

Quant aux escalades militaires, l’auteur préconise l’échelle de Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en montant par la falaise.

D’après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble, et l’attachèrent sous le hangar.

Dès qu’on a enfourché le premier bâton, et saisi le troisième, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxième qui était tout à l’heure contre la poitrine se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatrième et l’on continue. Malgré de prodigieux déhanchements, il leur fut impossible d’atteindre le deuxième échelon.

Peut-être a-t-on moins de mal en s’accrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l’attaque du Fort-Chambray ? – Et pour vous rendre capable d’une telle action, Amoros possède une tour dans son établissement.

Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l’assaut.

Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d’un trou, eut peur et fut pris d’étourdissement.

Pécuchet en accusa leur méthode : ils avaient négligé ce qui concerne les phalanges – si bien qu’ils devaient se remettre aux principes.

Ses exhortations furent vaines ; – et dans sa présomption, il aborda les échasses.

La nature semblait l’y avoir destiné. Car il employa tout de suite le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol ; – et tranquille là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque cigogne qui se fût promenée.

Bouvard à la fenêtre le vit tituber – puis s’abattre d’un bloc sur les haricots, dont les rames en se fracassant amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide – et il croyait s’être donné un effort.

Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge. Ils l’abandonnèrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à rêver d’autres occupations.

Ce changement d’habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et s’affaiblit.

Pécuchet également, se sentait « miné », avait des démangeaisons à la peau et des plaques dans la gorge. « Ça ne va pas » disaient-ils. « Ça ne va pas. »

Bouvard imagina d’aller choisir à l’auberge quelques bouteilles de vin d’Espagne, afin de se remonter la machine.

Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient à Beljambe une grande table de noyer. « Monsieur » l’en remerciait beaucoup. Elle s’était parfaitement conduite.

Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc.

Cependant par toute l’Europe, en Amérique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des tables ; – et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des escargots. La presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité.

Les esprits frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là s’étaient répandus dans le village – et le notaire principalement, les questionnait.

Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée de tables tournantes.

Était-ce un piège ? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s’y rendit.

Il y avait, comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, d’autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement, de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot, Mlle Laverrière, personne un peu louche avec des cheveux gris tombant en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumé d’un habit bleu et l’air impertinent.

Les deux lampes de bronze, l’étagère de curiosités, des romances à vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours l’étonnement de Chavignolles. Mais ce soir-là les yeux se portaient vers la table d’acajou. On l’éprouverait tout à l’heure, et elle avait l’importance des choses qui contiennent un mystère.

Douze invités prirent place autour d’elle, les mains étendues, les petits doigts se touchant. On n’entendait que le battement de la pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.

Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. Pécuchet était incommodé.

— « Vous poussez ! » dit le capitaine à Foureau.

— « Pas du tout ! »

— « Si fait ! »

— « Ah ! monsieur ! »

Le notaire les calma.

À force de tendre l’oreille, on crut distinguer des craquements de bois. Illusion ! – Rien ne bougeait.

L’autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de Lisieux et qu’on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait si bien marché ! Mais celle-là aujourd’hui montrait un entêtement !... Pourquoi ?

Le tapis sans doute la contrariait ; – et on passa dans la salle à manger.

Le meuble choisi fut un large guéridon, où s’installèrent Pécuchet, Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.

Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite ; les opérateurs sans déranger leurs doigts suivirent son mouvement, et de lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.

Alors M. Alfred articula d’une voix haute :

— « Esprit, comment trouves-tu ma cousine ? »

Le guéridon en oscillant avec lenteur frappa neuf coups. D’après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait : — « Charmante ». Des bravos éclatèrent.

Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l’esprit de déclarer l’âge exact qu’elle avait.

Le pied du guéridon retomba cinq fois.

— « Comment ? cinq ans ! » s’écria Girbal.

— « Les dizaines ne comptent pas » reprit Foureau.

La veuve sourit, intérieurement vexée.

Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l’alphabet était compliqué. Mieux valait la planchette, moyen expéditif et dont Mlle Laverrière s’était même servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d’Aumale ; M. Alfred en promit une, puis s’adressant à la sous-maîtresse :

— « Mais pour le quart d’heure, un peu de piano, n’est-ce pas ? Une mazurke ! »

Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait son bras. On admirait la grâce de l’une, l’air fringant de l’autre ; – et sans attendre les petits fours, Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.

Il eut beau répéter : — « Mais j’ai vu ! J’ai vu ! » Bouvard niait les faits et néanmoins consentit à expérimenter, lui-même.

Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l’un de l’autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.

Le phénomène des tables tournantes n’en est pas moins certain. Le vulgaire l’attribue à des esprits, Faraday au prolongement de l’action nerveuse, Chevreul à l’inconscience des efforts, ou peut-être, comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l’assemblage des personnes une impulsion, un courant magnétique ?

Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le Guide du magnétiseur par Montacabère, le relut attentivement, et initia Bouvard à la théorie.

Tous les corps animés reçoivent et communiquent l’influence des astres, propriété analogue à la vertu de l’aimant. En dirigeant cette force on peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer, s’est développée. Mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.

— « Eh bien, endors-moi » dit Bouvard.

— « Impossible » répliqua Pécuchet. « Pour subir l’action magnétique et pour la transmettre la foi est indispensable. » Puis considérant Bouvard : — « Ah ! quel dommage ! »

— « Comment ? »

— « Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n’y aurait pas de magnétiseur comme toi ! »

Car il possédait tout ce qu’il faut : l’abord prévenant, une constitution robuste – et un moral solide.

Cette faculté qu’on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se plongea sournoisement dans Montacabère.

Puis comme Germaine avait des bourdonnements d’oreilles, qui l’assourdissaient, il dit un soir d’un ton négligé : — « Si on essayait du magnétisme ? » Elle ne s’y refusa pas. Il s’assit devant elle, lui prit les deux pouces dans ses mains, – et la regarda fixement, comme s’il n’eût fait autre chose de toute sa vie.

La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir le cou. Ses yeux se fermèrent, et tout doucement, elle se mit à ronfler. Au bout d’une heure qu’ils la contemplaient Pécuchet dit à voix basse : — « Que sentez-vous ? »

Elle se réveilla.

Plus tard sans doute la lucidité viendrait.

Ce succès les enhardit ; – et reprenant avec aplomb l’exercice de la médecine, ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs intercostales, Migraine, le maçon, affecté d’une névrose de l’estomac, la mère Varin, dont l’encéphaloïde sous la clavicule exigeait pour se nourrir des emplâtres de viande, un goutteux, le père Lemoine, qui se traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien d’autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.

Après l’exploration de la maladie, ils s’interrogeaient du regard pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l’un en avait trop, l’autre le remplaçait. Puis revenus chez eux, ils notaient les observations, sur le journal du traitement.

Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait Bouvard ; et sa réputation parvint jusqu’à Falaise quand il eut guéri « la Barbée », la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.

Elle sentait comme un clou à l’occiput, parlait d’une voix rauque, restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre ou du charbon. Ses crises nerveuses débutant par des sanglots se terminaient dans un flux de larmes ; et on avait pratiqué tous les remèdes, depuis les tisanes jusqu’aux moxas – si bien que par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard.

Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez. Tout à coup, elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient ; sa tête garda les attitudes qu’il voulut – et les paupières à demi closes, en vibrant d’un mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur ; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.

Bouvard lui demanda si elle souffrait ; elle répondit que non ; ce qu’elle éprouvait maintenant ? Elle distinguait l’intérieur de son corps.

— « Qu’y voyez-vous ? »

— « Un ver ! »

— « Que faut-il pour le tuer ? »

Son front se plissa : — « Je cherche, – je ne peux pas ; je ne peux pas. »

À la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d’orties, à la troisième de l’herbe au chat. Les crises s’atténuèrent, disparurent. C’était vraiment comme un miracle.

L’addigitation nasale ne réussit point avec les autres ; et pour amener le somnambulisme ils projetèrent de construire un baquet mesmérien. Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l’arrêta. Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe : — « Et que ferons-nous s’il leur prend des accès d’érotisme furieux ? »

Cela n’eût pas arrêté Bouvard. Mais à cause des potins et du chantage peut-être, mieux valait s’abstenir. Ils se contentèrent d’un harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les enfants.

Un jour, que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons cristallins l’exaspérèrent. Mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer des plaintes, la musique continua. — « Assez ! assez ! » criait-il. — « Un peu de patience » répétait Bouvard. Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut, attiré par le vacarme.

— « Comment ! Encore vous ! » s’écria-t-il, furieux de les retrouver toujours chez ses clients. Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors il tonna contre le magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de l’imagination.

Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l’affirme et M. Lafontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n’avaient pas de lionne. Le hasard leur offrit une autre bête.

Car le lendemain à six heures un valet de charrue vint leur dire qu’on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.

Ils y coururent.

Les pommiers étaient en fleurs, et l’herbe dans la cour fumait sous le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d’un drap, une vache beuglait, grelottante des seaux d’eau qu’on lui jetait sur le corps ; – et démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.

Sans doute, elle avait pris du « venin » en pâturant dans les trèfles. Le père et la mère Gouy se désolaient – car le vétérinaire ne pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l’enflure ne voulait pas se déranger, mais ces messieurs dont la bibliothèque était célèbre devaient connaître un secret.

Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l’un devant les cornes, l’autre à la croupe – et avec de grands efforts intérieurs et une gesticulation frénétique, ils écartaient les doigts, pour épandre sur l’animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son épouse, leur garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.

Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache provoquèrent des borborygmes au fond de leurs entrailles. Elle émit un vent. Pécuchet dit alors :

— « C’est une porte ouverte à l’espérance ! un débouché, peut-être ? »

Le débouché s’opéra. L’espérance jaillit dans un paquet de matières jaunes, éclatant avec la force d’un obus. Les cœurs se desserrèrent, la vache dégonfla. Une heure après, il n’y paraissait plus.

Ce n’était pas l’effet de l’imagination, certainement. Donc, le fluide contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des objets, où on ira la prendre sans qu’elle se trouve affaiblie. Un tel moyen épargne les déplacements. Ils l’adoptèrent ; – et ils envoyaient à leurs pratiques, des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de l’eau magnétisée, du pain magnétisé.

Puis continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au tronc duquel une corde s’enroule.

Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le préparèrent en l’embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc fut établi en dessous. Leurs habitués s’y rangeaient – et ils obtinrent des résultats si merveilleux que pour enfoncer Vaucorbeil ils le convièrent à une séance, avec les notables du pays.

Pas un n’y manqua.

Germaine les reçut dans la petite salle, en priant « de faire excuse », ses maîtres allaient venir.

De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C’était les malades qu’elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur le lambris, la peinture s’écaillant ; – et le jardin était lamentable ! Du bois mort partout ! – Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.

Pécuchet se présenta : — « À vos ordres, messieurs ! » et l’on vit au fond sous le poirier d’Édouïn, plusieurs personnes assises.

Chamberlan, sans barbe comme un prêtre et en soutanelle de lasting avec une calotte de cuir, s’abandonnait à des frissons occasionnés par sa douleur intercostale ; Migraine, souffrant toujours de l’estomac, grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa tumeur portait un châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses béquilles sous les jarrets – et la Barbée en costume des dimanches était pâle, extraordinairement.

De l’autre côté de l’arbre, on trouva d’autres personnes : une femme à figure d’albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le visage d’une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes bleues. Un vieillard dont une contracture déformait l’échine heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d’idiot, couvert d’une blouse en loques et d’un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal recousu laissait voir ses incisives – et des linges embobelinaient sa joue, tuméfiée par une énorme fluxion.

Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l’arbre ; – et des oiseaux chantaient, l’odeur du gazon attiédi se roulait dans l’air. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse.

Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières.

— « Jusqu’à présent, ce n’est pas drôle » dit Foureau. « Commencez, je m’éloigne une minute. » Et il revint, en fumant dans un Abd El-Kader, reste dernier de la porte aux pipes.

Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui l’électricité – et en même temps, Bouvard étreignait l’arbre, dans le but d’accroître le fluide.

Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l’homme à la contracture ne bougea plus. – On pouvait maintenant s’approcher d’eux, leur faire subir toutes les épreuves.

Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l’oreille Chamberlan, qui tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente. Le goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour l’éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le docteur l’ayant refusée, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une épingle sous la peau.

— « Laissez-la donc ! » dit Vaucorbeil. « Rien d’étonnant, après tout ! une hystérique ! Le diable y perdrait son latin ! »

— « Celle-là » dit Pécuchet, en désignant Victoire la femme scrofuleuse « est un médecin ! Elle reconnaît les affections et indique les remèdes. »

Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe ; il n’osa. Mais Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes.

Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire – et les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du « valum becum ».

Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra qu’elle voulait dire de l’« album graecum » mot entrevu, peut-être, dans la pharmacie.

Puis il aborda le père Lemoine qui selon Bouvard percevait à travers les corps opaques.

C’était un ancien maître d’école tombé dans la crapule. Des cheveux blancs s’éparpillaient autour de sa figure ; – et adossé contre l’arbre, les paumes ouvertes, il dormait, en plein soleil, d’une façon majestueuse.

Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate ; – et Bouvard lui présentant un journal dit impérieusement : — « Lisez ! »

Il baissa le front, remua les muscles de sa face ; puis se renversa la tête, et finit par épeler : « Cons-titu-tionnel ».

Mais avec de l’adresse on fait glisser tous les bandeaux !

Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s’aventura jusqu’à prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement dans sa propre maison.

— « Soit » répondit le docteur ; et ayant tiré sa montre : « À quoi ma femme s’occupe-t-elle ? »

La Barbée hésita longtemps – puis, d’un air maussade : — « Hein ? quoi ? Ah ! j’y suis. Elle coud des rubans à un chapeau de paille. »

Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin, et écrivit un billet, que le clerc de Marescot s’empressa de porter.

La séance était finie. Les malades s’en allèrent.

Bouvard et Pécuchet en somme, n’avaient pas réussi. Cela tenait-il à la température, ou à l’odeur du tabac, ou au parapluie de l’abbé Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre – métal contraire à l’émission fluidique ?

Vaucorbeil haussa les épaules.

Cependant, il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maîtres affirment que des somnambules ont prédit des événements, subi sans douleur, des opérations cruelles.

L’abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des brahmanes parcourir une voûte la tête en bas, le grand lama au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles.

— « Plaisantez-vous ? » dit le médecin.

— « Nullement. »

— « Allons donc ! Quelle farce ! »

Et la question se détournant chacun produisit des anecdotes.

— « Moi » dit l’épicier « j’ai eu un chien qui était toujours malade quand le mois commençait par un vendredi. »

— « Nous étions quatorze enfants » reprit le juge de paix. « Je suis né un 14, mon mariage eut lieu un 14 – et le jour de ma fête tombe un 14 ! Expliquez-moi ça. »

Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu’il aurait le lendemain à son auberge. Et Petit conta le souper de Cazotte.

Le curé, alors, fit cette réflexion : — « Pourquoi ne pas voir là dedans, tout simplement... »

— « Les démons, n’est-ce pas ? » dit Vaucorbeil.

L’abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.

Marescot parla de la pythie de Delphes. — « Sans aucun doute, des miasmes... »

— « Ah ! les miasmes, maintenant ! »

— « Moi, j’admets un fluide » reprit Bouvard.

— « Nervoso-sidéral » ajouta Pécuchet.

— « Mais prouvez-le ! Montrez-le ! votre fluide ! D’ailleurs les fluides sont démodés ; écoutez-moi. »

Vaucorbeil alla plus loin, se mettre à l’ombre. Les bourgeois le suivirent. « Si vous dites à un enfant : “ Je suis un loup, je vais te manger ”, il se figure que vous êtes un loup et il a peur. C’est donc un rêve commandé par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l’on voudra. Il se souvient et n’imagine pas, n’a que des sensations quand il croit penser. De cette manière des crimes sont suggérés et des gens vertueux, pourront se voir bêtes féroces, et devenir anthropophages. »

On regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des périls pour la société.

Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre de Mme Vaucorbeil.

Le docteur la décacheta, – pâlit – et enfin lut ces mots :

— « Je couds des rubans à un chapeau de paille ! »

La stupéfaction empêcha de rire.

— « Une coïncidence, parbleu ! Ça ne prouve rien. » Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte pour leur dire :

— « Ne continuez plus ! Ce sont des amusements dangereux ! »

Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement :

— « Êtes-vous fou ? sans ma permission ! Des manœuvres défendues par l’Église ! »

Tout le monde venait de partir. Bouvard et Pécuchet causaient sur le vigneau avec l’instituteur quand Marcel débusqua du verger, la mentonnière défaite, et il bredouillait :

— « Guéri ! guéri ! Bons messieurs ! »

— « Bien ! assez ! Laisse-nous tranquilles ! »

— « Ah bons messieurs ! Je vous aime ! Serviteur ! »

Petit, homme de progrès, avait trouvé l’explication du médecin terre à terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le peuple. À la vieille analyse du Moyen Âge, il est temps que succède une synthèse large et primesautière ! La vérité doit s’obtenir par le cœur – et se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d’une aurore.

Ils se les firent envoyer.

Le spiritisme pose en dogme l’amélioration fatale de notre espèce. La terre un jour deviendra le ciel ; et c’est pourquoi cette doctrine charmait l’instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint Augustin et de saint Louis. Allan Kardec publie même des fragments dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les mondes supérieurs.

Les esprits, après la mort et dans l’extase, y sont transportés. Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la nature et les plaisirs des arts.

Cependant, plusieurs d’entre nous possèdent une trompe aromale, c’est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusqu’aux planètes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne. – Les choses intangibles n’en sont pas moins réelles, et de la terre aux astres, des astres à la terre, c’est un va-et-vient, une transmission, un échange continu.

Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d’aspirations désordonnées – et quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre contemplant ces espaces lumineux, qui sont peuplés d’esprits.

Swedenborg y a fait de grands voyages. Car en moins d’un an il a exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu Moïse, et en 1736, il a même vu le Jugement dernier.

Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.

On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises absolument comme chez nous.

Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées sur des feuillets, devisent des choses du ménage, ou bien de matières spirituelles ; et les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux, qui dans leur vie terrestre, ont cultivé l’Écriture sainte.

Quant à l’enfer, il est plein d’une odeur nauséabonde, avec des cahutes, des tas d’immondices, des personnes mal habillées.

Et Pécuchet s’abîmait l’intellect pour comprendre ce qu’il y a de beau dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d’un imbécile. Tout cela dépasse les bornes de la nature ! Qui les connaît, cependant ? Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes.

Des bateleurs peuvent illusionner une foule. Un homme ayant des passions violentes en remuera d’autres. Mais comment la seule volonté agirait-elle sur de la matière inerte ? Un Bavarois, dit-on, mûrit les raisins ; M. Gervais a ranimé un héliotrope ; un plus fort à Toulouse écarte les nuages.

Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous ? L’od, un nouvel impondérable, une sorte d’électricité, n’est pas autre chose, peut-être ? Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés croient voir, les feux errants des cimetières, la forme des fantômes.

Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons extraordinaires des possédés pareils à ceux des somnambules, auraient une cause physique ?

Quelle qu’en soit l’origine, il y a une essence, un agent secret et universel. Si nous pouvions le tenir, on n’aurait pas besoin de la force de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une minute ; tout miracle serait praticable et l’univers à notre disposition.

La magie provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagéré sa valeur. Mais elle n’est pas un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges ; tous les voyageurs le déclarent ; et au Palais-Royal M. Dupotet trouble avec son doigt, l’aiguille aimantée.

Comment devenir magicien ? Cette idée leur parut folle d’abord. Mais elle revint, les tourmenta, et ils y cédèrent, tout en affectant d’en rire.

Un régime préparatoire est indispensable.

Afin de mieux s’exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et voulant faire de Germaine un médium plus délicat rationnèrent sa nourriture. Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d’eau-de-vie, qu’elle acheva de s’alcooliser. Leurs promenades dans le corridor la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait sortir des murs. Un jour qu’elle avait mis le matin un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva désormais plus mal, et finit par croire qu’ils lui avaient jeté un sort.

Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque, réciproquement ; ils se firent des sachets de belladone ; enfin ils adoptèrent la boîte magique – une petite boîte, d’où s’élève un champignon hérissé de clous et que l’on garde sur le cœur par le moyen d’un ruban attaché à la poitrine. Tout rata. Mais ils pouvaient employer le cercle de Dupotet.

Pécuchet avec du charbon barbouilla sur le sol une rondelle noire, « afin d’y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits ambiants » – et heureux de dominer Bouvard, il lui dit d’un air pontifical : « Je te défie de le franchir ! »

Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son cœur battit, ses yeux se troublaient. « Ah ! finissons ! » Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable.

Pécuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaître un mort.

Sous le Directoire, un homme rue de l’Échiquier montrait les victimes de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit une apparence, qu’importe ! Il s’agit de la produire.

Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel. Mais il n’avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer son père. Et comme il témoignait de la répugnance Pécuchet lui demanda : — « Que crains-tu ? »

— « Moi ? Oh ! rien du tout ! Fais ce que tu voudras ! »

Ils soudoyèrent Chamberlan qui leur fournit en cachette une vieille tête de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à l’œuvre, l’un curieux de l’exécuter, l’autre ayant peur d’y croire.

Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au bord de la table poussée contre le mur sous le portrait du père Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur du crâne ; – et des rayons se projetaient par les deux orbites.

Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait derrière – et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’âtre des poignées de soufre.

Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là étant un vendredi – jour qui appartient à Béchet, on devait s’occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de gauche, fléchi le menton, et levé les bras, commença :

— « Par Éthaniel, Amazin, Ischyros… » Il avait oublié le reste. Pécuchet bien vite souffla les mots, notés sur un carton.

— « Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messias » la kyrielle était longue « je te conjure, je t’obsècre, je t’ordonne, ô Béchet » puis baissant la voix : « Où es-tu Béchet ? Béchet ! Béchet ! Béchet ! »

Bouvard s’affaissa dans le fauteuil. Et il était bien aise de ne pas voir Béchet – un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège. Où était l’âme de son père ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout à coup, elle allait venir ?

Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau fêlé – et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière. Mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; – et la toile, à demi déclouée, oscillait, palpitait.

Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet – et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre, le plancher comme une onde fuyait sous ses talons, le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à grosses volutes, des chauves-souris en même temps tournoyaient, un cri s’éleva. – Qui était-ce ?

Et ils avaient sous leurs capuchons, des figures tellement décomposées, que leur effroi en redoublait – n’osant faire un geste, ni même parler – quand derrière la porte, ils entendirent des gémissements, comme ceux d’une âme en peine.

Enfin, ils se hasardèrent.

C’était leur vieille bonne – qui les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le diable ; – et à genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix.

Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même – ne voulant plus servir des gens pareils.

Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place ; – et il se forma contre eux une sourde coalition, entretenue par l’abbé Jeufroy, Mme Bordin, et Foureau.

Leur manière de vivre – qui n’était pas celle des autres – déplaisait. Ils devinrent suspects, et même inspiraient une vague terreur.

Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur domestique. À défaut d’un autre, ils avaient pris Marcel.

Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard dans les champs et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui convenait, pourvu que le morceau fût gros ; – et il était doux comme un mouton, mais entièrement stupide.

La reconnaissance l’avait poussé à s’offrir comme serviteur chez MM. Bouvard et Pécuchet ; – et puis, les croyant sorciers, il espérait des gains extraordinaires.

Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de Potigny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d’or. L’anecdote est rapportée dans les historiens de Falaise. Ils ignoraient la suite : douze frères avant de partir pour un voyage avaient caché douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu’à Bretteville ; – et Marcel supplia ses maîtres de commencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis au moment de l’émigration.

C’était le cas d’employer la baguette divinatoire. Les vertus en sont douteuses. Ils étudièrent la question, cependant, – et apprirent qu’un certain Pierre Garnier donne pour les défendre des raisons scientifiques : les sources et les métaux projetteraient des corpuscules en affinité avec le bois.

Cela n’est guère probable. Qui sait, pourtant ? Essayons !

Ils se taillèrent une fourchette de coudrier – et un matin partirent à la découverte du trésor.

— « Il faudra le rendre » dit Bouvard.

— « Ah ! non ! par exemple ! »

Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta : « La route de Chavignolles à Bretteville ! – était-ce l’ancienne, ou la nouvelle ? Ce devait être l’ancienne ? »

Ils rebroussèrent chemin – et parcoururent les alentours, au hasard, le tracé de la vieille route n’étant pas facile à reconnaître.

Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler ; Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu’une force, et comme un crampon, la tirait vers le sol ; – et Marcel bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard.

Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s’ouvrit, ses prunelles se convulsèrent. Bouvard l’interpella, le secoua par les épaules ; il ne remua pas, et demeurait inerte, absolument comme la Barbée.

Puis il conta qu’il avait senti autour du cœur une sorte de déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute ; – et il ne voulait plus y toucher.

Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel avec une bêche creusait des trous. Jamais la fouille n’amenait rien. Et ils étaient chaque fois extrêmement penauds. Pécuchet s’assit au bord d’un fossé ; et comme il rêvait la tête levée, s’efforçant d’entendre la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s’il en avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette ; l’extase de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante.

Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut. C’était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le hélèrent.

La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner Pécuchet, il lui souleva sa casquette – et apercevant un front couvert de plaques cuivrées :

— « Ah ! ah ! fructus belli ! – Ce sont des syphilides, mon bonhomme ! Soignez-vous ! diable ! Ne badinons pas avec l’amour. »

Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans l’atlas d’Amoros.

Les paroles du docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en l’air – et tout à coup fut ressaisi.

Vaucorbeil l’observait, puis d’une chiquenaude, il fit tomber sa casquette.

Pécuchet recouvra ses facultés.

— « Je m’en doutais » dit le médecin. « La visière vernie vous hypnotise comme un miroir. Et ce phénomène n’est pas rare chez les personnes qui considèrent un corps brillant avec trop d’attention. »

Il indiqua comment pratiquer l’expérience sur des poules, enfourcha son bidet, et disparut lentement.

Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal, dressé à l’horizon dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C’était suivant l’usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient des dindes se rengorgeant au soleil.

— « Entrons ! » Et Pécuchet aborda le fermier qui consentit à leur demande.

Avec du blanc d’Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir, lièrent les pattes d’un dindon, puis l’étendirent à plat ventre, le bec posé sur la raie. La bête ferma les yeux, et bientôt sembla morte. Il en fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet, qui les rangeait de côté dès qu’elles étaient engourdies. Les gens de la ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria. Une petite fille pleurait.

Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient, progressivement. Mais on ne savait pas les conséquences. À une objection un peu rêche de Pécuchet, le fermier empoigna sa fourche :

— « Filez, nom de Dieu ! ou je vous crève la paillasse ! »

Ils détalèrent.

N’importe ! Le problème était résolu ; l’extase dépend d’une cause matérielle.

Qu’est donc la matière ? Qu’est-ce que l’esprit ? D’où vient l’influence de l’une sur l’autre, et réciproquement ?

Pour s’en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans Bossuet, dans Fénelon – et même ils reprirent un abonnement à un cabinet de lecture.

Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des œuvres ou la difficulté de l’idiome. Mais Jouffroy et Damiron les initièrent à la philosophie moderne ; – et ils avaient des auteurs touchant celle du siècle passé.

Bouvard tirait ses arguments de La Mettrie, de Locke, d’Helvétius ; Pécuchet de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s’attachait à l’expérience, l’idéal était tout pour le second. Il y avait de l’Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là – et ils discutaient.

— « L’âme est immatérielle ! » disait l’un.

— « Nullement ! » disait l’autre. « La folie, le chloroforme, une saignée la bouleversent et puisqu’elle ne pense pas toujours, elle n’est point une substance ne faisant que penser. »

— « Cependant » objecta Pécuchet « j’ai, en moi-même, quelque chose de supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit. »

— « Un être dans l’être ? l’homo duplex ! Allons donc ! Des tendances différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout. »

— « Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les changements du dehors. Donc, elle est simple, indivisible et partant spirituelle ! »

— « Si l’âme était simple » répliqua Bouvard, « le nouveau-né se rappellerait, imaginerait comme l’adulte ! La pensée, au contraire, suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum d’une rose, ou l’appétit d’un loup, pas plus qu’une volition ou une affirmation ne se coupent en deux. »

— « Ça n’y fait rien ! » dit Pécuchet. « L’âme est exempte des qualités de la matière ! »

— « Admets-tu la pesanteur ? » reprit Bouvard. « Or si la matière peut tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme doit finir, et dépendante des organes, disparaître avec eux. »

— « Moi, je la prétends immortelle ! Dieu ne peut vouloir... »

— « Mais, si Dieu n’existe pas ? »

— « Comment ? » Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes : — « Primo, Dieu est compris dans l’idée que nous en avons ; secundo, l’existence lui est possible ; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de l’infini ? – et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu, donc Dieu existe ! »

Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au besoin d’un créateur. « Quand je vois une horloge... »

— « Oui ! oui ! connu ! Mais où est le père de l’horloger ? »

— « Il faut une cause, pourtant ! »

Bouvard doutait des causes : — « De ce qu’un phénomène succède à un phénomène, on conclut qu’il en dérive. Prouvez-le ! »

— « Mais le spectacle de l’univers dénote une intention, un plan ! »

— « Pourquoi ? Le mal est organisé aussi parfaitement que le bien. Le ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut comme anatomie au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois quarts du globe sont stériles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours ! Crois-tu l’océan destiné aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons ? »

Pécuchet répondit :

— « Cependant, l’estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher, l’œil pour voir, bien qu’on ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas d’arrangement sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes finales. »

Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset.

Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux décembre.

L’Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d’un coup de crayon, et comprirent ceci :

La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu.

Il est seul l’étendue – et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la borner ?

Mais bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu. Car elle ne contient qu’un genre de perfection ; et l’absolu les contient tous.

Souvent ils s’arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d’attention.

— « Est-ce que cela t’amuse ? »

— « Oui ! sans doute ! Va toujours ! »

Dieu se développe en une infinité d’attributs, qui expriment chacun à sa manière, l’infinité de son être. Nous n’en connaissons que deux : l’étendue et la pensée.

De la pensée et de l’étendue, découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d’autres.

Celui qui embrasserait, à la fois, toute l’étendue et toute la pensée n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel – mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.

— « Ah ! ce serait beau ! » dit Pécuchet.

Donc, il n’y a pas de liberté chez l’homme, ni chez Dieu.

— « Tu l’entends ! » s’écria Bouvard.

Si Dieu avait une volonté, un but, s’il agissait pour une cause, c’est qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne serait pas Dieu.

Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses – et l’univers impénétrable à notre connaissance, une portion d’une infinité d’univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L’étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance.

Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond, – et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncèrent.

Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de philosophie, à l’usage des classes, par M. Guesnier.

L’auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l’ontologique ou la psychologique ?

La première convenait à l’enfance des sociétés, quand l’homme portait son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu’il la replie sur lui-même « nous croyons la seconde plus scientifique. » Et Bouvard et Pécuchet se décidèrent pour elle.

Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent « au sein du moi ». On les découvre en observant.

— « Observons ! » Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement,ils cherchaient dans leur conscience, au hasard – espérant y faire de grandes découvertes, et n’en firent aucune – ce qui les étonna beaucoup.

Un phénomène occupe le moi, à savoir l’idée. De quelle nature est-elle ? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau ; et le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la connaissance.

Mais si l’idée est spirituelle, comment représenter la matière ? De là, scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les objets spirituels ne seraient pas représentés ? De là, scepticisme en fait de notions internes. « D’ailleurs qu’on y prenne garde ! Cette hypothèse nous mènerait à l’athéisme ! » Car une image étant une chose finie, il lui est impossible de représenter l’infini.

— « Cependant » objecta Bouvard « quand je songe à une forêt, à une personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. Donc les idées les représentent. »

Et ils abordèrent l’origine des idées.

D’après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion. Condillac réduit tout à la sensation.

Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d’un sujet, d’un être sentant ; et elle est impuissante à nous fournir les grandes vérités fondamentales : Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le beau, etc., notions qu’on nomme innées, c’est-à-dire antérieures à l’expérience et universelles.

— « Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance. »

— « On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et Descartes... »

— « Ton Descartes patauge ! Car il soutient que le fœtus les possède et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite. »

Pécuchet fut étonné :

— « Où cela se trouve-t-il ? »

— « Dans Gérando ! » Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.

— « Finis donc ! » dit Pécuchet. Puis venant à Condillac : « Nos pensées ne sont pas des métamorphoses de la sensation ! Elle les occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière de soi-même ne peut produire le mouvement ; – et j’ai trouvé cela dans ton Voltaire ! » ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.

Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments, – chacun méprisant l’opinion de l’autre, sans le convaincre de la sienne.

Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitié leurs préoccupations d’agriculture, de littérature, de politique.

À présent le muséum les dégoûtait. Ils n’auraient pas mieux demandé que d’en vendre les bibelots. – Et ils passèrent au chapitre deuxième : des facultés de l’âme.

On en compte trois, pas davantage ! celle de sentir, celle de connaître, celle de vouloir.

Dans la faculté de sentir, distinguons la sensibilité physique de la sensibilité morale.

Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces, étant amenées par les organes des sens.

Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au corps. — « Qu’y a-t-il de commun entre le plaisir d’Archimède trouvant les lois de la pesanteur et la volupté immonde d’Apicius dévorant une hure de sanglier ! »

Cette sensibilité morale a quatre genres ; – et son deuxième genre « désirs moraux » se divise en cinq espèces, et les phénomènes du quatrième genre « affections » se subdivisent en deux autres espèces, parmi lesquelles l’amour de soi « penchant légitime, sans doute, mais qui devenu exagéré prend le nom d’égoïsme ».

Dans la faculté de connaître, se trouve l’aperception rationnelle, où l’on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.

L’abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.

La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec l’avenir.

L’imagination est plutôt une faculté particulière, sui generis.

Tant d’embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de l’auteur, la monotonie des tournures : « Nous sommes prêts à le reconnaître – Loin de nous la pensée – Interrogeons notre conscience », l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les écœura tellement, que sautant par dessus la faculté de vouloir, ils entrèrent dans la logique.

Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthèse, l’induction, la déduction et les causes principales de nos erreurs.

Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.

— « Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l’hiver approche. » Locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles quand il ne s’agit que d’événements bien simples ! — « Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vérité. » Illusion ! Ce sont les idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige : « Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai déduit cet axiome, par lequel j’ai admis cette vérité. »

Comme le terme qui désigne un accident ne l’embrasse pas dans tous ses modes, ils tâchèrent de n’employer que des mots abstraits – si bien qu’au lieu de dire : « Faisons un tour, – il est temps de dîner, – j’ai la colique » ils émettaient ces phrases : « Une promenade serait salutaire, – voici l’heure d’absorber des aliments, – j’éprouve un besoin d’exonération. »

Une fois maîtres de l’instrument logique, ils passèrent en revue les différents critériums, d’abord celui du sens commun.

Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans, par cela même qu’elle est vieille ne constitue pas la vérité. La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mène le progrès.

Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe.

La raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle. Mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors, la raison devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-là soit juste.

On recommande de la contrôler avec les sens. Mais ils peuvent épaissir leurs ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.

Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins étaient la mesure de l’absolu !

Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à elle-même son critérium. M. Cousin l’a démontré.

— « Je ne vois plus que la Révélation » dit Bouvard. « Mais pour y croire il faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu, admettre le sens et la raison, témoignages humains, et par conséquent suspects. »

Pécuchet réfléchit, se croisa les bras : — « Mais nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme. »

Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.

— « Merci du compliment ! » répliqua Pécuchet. « Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. »

— « Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un à peu près du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible ? »

— « Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! » Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours.

Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps à autre – et renouant la conversation :

— « C’est qu’il est difficile de ne pas douter ! Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable.

« Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu’est l’une et l’autre. L’impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des mystères aussi bien que mon âme – à plus forte raison l’union de l’âme et du corps.

« Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bossuet y voit un miracle perpétuel, ce qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle ».

— « Effectivement ! » dit Pécuchet.

Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre sans elle.

D’ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense allait toujours ; et maître Gouy ne payait pas.

Ils se rendirent chez Marescot, pour qu’il leur trouvât de l’argent, soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont ils garderaient l’usufruit – moyen impraticable, dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.

Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit l’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier. Marcel devait fouir les plates-bandes.

Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient. L’un fermait sa serpette, l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se promener, – Bouvard à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par précaution ; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de pain.

Dans cette méditation, des pensées avaient surgi ; ils s’abordaient, craignant de les perdre ; et la métaphysique revenait.

Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d’un gravier dans leur soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout.

En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des choses qui n’existent pas.

Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiettèrent sur de l’eau et le camphre tourna.

Voilà donc le mouvement dans la matière ! Un degré supérieur du mouvement amènerait la vie.

Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne seraient pas si variés. Car il n’existait à l’origine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale, qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutes produites ?

Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de les servir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question, principalement Pécuchet.

Son besoin de vérité devenait une soif ardente.

Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait bientôt pour le quitter, et s’écriait la tête dans les mains : — « Oh ! le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant ! »

Bouvard apercevait l’insuffisance du matérialisme, et tâchait de s’y retenir, déclarant, du reste, qu’il en perdait la boule.

Ils commençaient des raisonnements sur une base solide. Elle croulait ; – et tout à coup plus d’idée, – comme une mouche s’envole, dès qu’on veut la saisir.

Pendant les soirs d’hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs pensées.

Bouvard, de temps à autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques ; et le saint Pierre, vu de profil, étalait au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de chasse.

On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n’y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe tombante et son air d’ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis longtemps, ils voulaient s’en défaire, mais par négligence, remettaient cela, de jour en jour.

Un soir, au milieu d’une dispute sur la monade, Bouvard se frappa l’orteil au pouce de saint Pierre – et tournant contre lui son irritation :

— « Il m’embête, ce coco-là, flanquons-le dehors ! »

C’était difficile par l’escalier. Ils ouvrirent la fenêtre, et l’inclinèrent sur le bord doucement. Pécuchet à genoux tâcha de soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. Le bonhomme de pierre ne branlait pas. Ils durent recourir à la hallebarde, comme levier – et arrivèrent enfin à l’étendre tout droit. Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant. Un bruit mat retentit ; – et le lendemain, ils le trouvèrent cassé en douze morceaux, dans l’ancien trou aux composts.

Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une hypothèque sur leur ferme ; et comme ils se réjouissaient : « Pardon ! elle y met une clause ! C’est que vous lui vendrez les Écalles pour 1500 francs. Le prêt sera soldé aujourd’hui même. L’argent est chez moi dans mon étude. »

Ils avaient envie de céder l’un et l’autre. Bouvard finit par répondre : — « Mon Dieu... soit ! »

— « Convenu ! » dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui était Mme Bordin.

— « Je m’en doutais ! » s’écria Pécuchet.

Bouvard humilié, se tut.

Elle ou un autre, qu’importait ! le principal étant de sortir d’embarras.

L’argent touché (celui des Écalles le serait plus tard) ils payèrent immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand au détour des halles, le père Gouy les arrêta.

Il allait chez eux, pour leur faire part d’un malheur. Le vent, la nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de l’après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le charpentier, le maçon, et le couvreur. Les réparations monteraient à dix-huit cents francs, pour le moins.

Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait conté tout à l’heure la vente des Écalles. Une pièce d’un rendement magnifique, à sa convenance, qui n’avait presque pas besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme ! – Et il demandait une diminution.

Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l’acre estimé deux mille francs, lui faisait un tort annuel de soixante-dix francs ; – et devant les tribunaux, il gagnerait certainement.

Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire ? Comment vivre bientôt ?

Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel n’entendait rien à la cuisine ; son dîner cette fois dépassa les autres. La soupe ressemblait à de l’eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et au dessert, Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.

— « Soyons philosophes » dit Pécuchet. « Un peu moins d’argent, les intrigues d’une femme, la maladresse d’un domestique, qu’est-ce que tout cela ? Tu es trop plongé dans la matière ! »

— « Mais quand elle me gêne », dit Bouvard.

— « Moi, je ne l’admets pas ! » repartit Pécuchet.

Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley, et ajouta : — « Je nie l’étendue, le temps, l’espace, voire la substance ! Car la vraie substance, c’est l’esprit percevant les qualités. »

— « Parfait » dit Bouvard. « Mais le monde supprimé, les preuves manqueront pour l’existence de Dieu. »

Pécuchet se récria, et longuement, bien qu’il eût un rhume de cerveau, causé par l’iodure de potassium, – et une fièvre permanente contribuait à son exaltation. Bouvard, s’en inquiétant, fit venir le médecin.

Vaucorbeil ordonna du sirop d’orange avec l’iodure, et pour plus tard des bains de cinabre.

— « À quoi bon ? » reprit Pécuchet. « Un jour ou l’autre, la forme s’en ira. L’essence ne périt pas ! »

— « Sans doute » dit le médecin « la matière est indestructible ! Cependant... »

— « Mais non ! mais non ! L’indestructible, c’est l’être. Ce corps qui est là devant moi, le vôtre, docteur, m’empêche de connaître votre personne, n’est pour ainsi dire qu’un vêtement, ou plutôt un masque. »

Vaucorbeil le crut fou : — « Bonsoir ! Soignez votre masque ! »

Pécuchet n’enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie hégélienne, et voulut l’expliquer à Bouvard :

— « Tout ce qui est rationnel est réel. Il n’y a même de réel que l’idée. Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers. La raison de l’homme est identique à celle de Dieu. »

Bouvard feignait de comprendre.

— « Donc, l’absolu c’est à la fois le sujet et l’objet, l’unité où viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires sont résolus. L’ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit la température, l’organisme ne se maintient que par la destruction de l’organisme. Partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne. »

Ils étaient sur le vigneau, et le curé passa le long de la claire-voie, son bréviaire à la main.

Pécuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’Hegel et voir un peu ce qu’il en dirait.

L’homme à la soutane s’assit près d’eux ; – et Pécuchet aborda le christianisme.

— « Aucune religion n’a établi aussi bien cette vérité : “ La nature n’est qu’un moment de l’idée ! ” »

— « Un moment de l’idée ? » murmura le prêtre, stupéfait.

— « Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union consubstantielle avec elle. »

— « Avec la nature ? oh ! oh ! »

— « Par son décès, il a rendu témoignage à l’essence de la mort. Donc, la mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu. »

L’ecclésiastique se renfrogna : — « Pas de blasphèmes ! C’était pour le salut du genre humain qu’il a enduré les souffrances... »

— « Erreur ! On considère la mort dans l’individu, où elle est un mal sans doute. Mais relativement aux choses, c’est différent. Ne séparez pas l’esprit de la matière ! »

— « Cependant, monsieur, avant la Création... »

— « Il n’y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce serait un être nouveau s’ajoutant à la pensée divine ; ce qui est absurde. »

Le prêtre se leva. Des affaires l’appelaient ailleurs.

— « Je me flatte de l’avoir crossé ! » dit Pécuchet. « Encore un mot ! Puisque l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie à la mort, et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout devient. Comprends-tu ? »

— « Oui ! je comprends, ou plutôt non ! » L’idéalisme à la fin exaspérait Bouvard. « Je n’en veux plus ! Le fameux cogito m’embête. On prend les idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort peu, au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, étendue, force, matière et âme, autant d’abstractions, d’imaginations. Quant à Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s’il est ! Autrefois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. À présent, il diminue. D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité. »

— « Et la morale, dans tout cela ? »

— « Ah ! tant pis ! »

« Elle manque de base, effectivement » se dit Pécuchet.

Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des prémisses qu’il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un écrasement.

Bouvard ne croyait même plus à la matière.

La certitude que rien n’existe (si déplorable qu’elle soit) n’en est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l’avoir. Cette transcendance leur inspira de l’orgueil ; et ils auraient voulu l’étaler. Une occasion s’offrit.

Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le conducteur l’avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes et les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.

Girbal et le capitaine restèrent sur la place. Puis, arriva le juge de paix, curieux d’avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de velours et pantoufles de basane.

Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils seraient là plus à leur aise. Et malgré les chalands, et le bruit de la sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.

— « Mon Dieu » dit Bouvard « il avait de mauvais instincts, voilà tout ! »

— « On en triomphe par la vertu » répliqua le notaire.

— « Mais si on n’a pas de vertu ? » Et Bouvard nia positivement le libre arbitre.

— « Cependant » dit le capitaine « je peux faire ce que je veux ! Je suis libre, par exemple... de remuer la jambe. »

— « Non ! monsieur, car vous avez un motif pour la remuer ! »

Le capitaine chercha une réponse, n’en trouva pas. Mais Girbal décocha ce trait :

— « Un républicain qui parle contre la liberté ! C’est drôle ! »

— « Histoire de rire ! » dit Langlois.

Bouvard l’interpella :

— « D’où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres ? »

L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.

— « Tiens ! Pas si bête ! je la garde pour moi ! »

— « Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment, puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc, vous n’êtes pas libre ! »

— « C’est une chicane » répondit en chœur l’assemblée.

Bouvard ne broncha pas ; – et désignant la balance sur le comptoir :

— « Elle se tiendra inerte, tant qu’un des plateaux sera vide. De même, la volonté ; – et l’oscillation de la balance entre deux poids qui semblent égaux, figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les motifs, jusqu’au moment où le plus fort l’emporte, le détermine. »

— « Tout cela » dit Girbal « ne fait rien pour Touache, et ne l’empêche pas d’être un gaillard joliment vicieux. »

Pécuchet prit la parole :

— « Les vices sont des propriétés de la nature, comme les inondations, les tempêtes. »

Le notaire l’arrêta ; et se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils :

— « Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables. »

— « Parfaitement » dit Bouvard. « Le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison. »

— « Ne défendez pas les monstres ! »

— « Pourquoi monstres ? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu, comme si la nature agissait pour une fin ! »

— « Alors vous contestez la Providence ? »

— « Oui ! je la conteste ! »

— « Voyez plutôt l’histoire ! » s’écria Pécuchet. « Rappelez-vous les assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les familles, le chagrin des particuliers. »

— « Et en même temps » ajouta Bouvard, car ils s’excitaient l’un l’autre « cette Providence soigne les petits oiseaux, et fait repousser les pattes des écrevisses. Ah ! si vous entendez par Providence, une loi qui règle tout, je veux bien, et encore ! »

— « Cependant, monsieur » dit le notaire « il y a des principes ! »

— « Qu’est-ce que vous me chantez ! Une science, d’après Condillac, est d’autant meilleure qu’elle n’en a pas besoin ! Ils ne font que résumer des connaissances acquises, et nous reportent vers ces notions, qui précisément sont discutables. »

— « Avez-vous comme nous » poursuivit Pécuchet « scruté, fouillé les arcanes de la métaphysique ? »

— « Il est vrai, messieurs, il est vrai ! »

Et la société se dispersa.

Mais Coulon les tirant à l’écart, leur dit d’un ton paterne, qu’il n’était pas dévot certainement et même il détestait les jésuites. Cependant il n’allait pas si loin qu’eux ! Oh non ! bien sûr. – Et au coin de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en grommelant : « Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu ! »

Bouvard et Pécuchet proférèrent en d’autres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases.

Foureau s’en émut, et les menaça de la prison, s’ils continuaient de tels discours.

L’évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des thèses immorales, ils devaient être immoraux ; des calomnies furent inventées.

Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.

Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.

En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.

Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.

Un après-midi, un dialogue s’éleva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires. C’était l’académicien Larsonneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entrouvert, des portes qu’on fermait. Sa démarche était une tentative de raccommodement et il s’en alla furieux, chargeant le domestique de dire à ses maîtres qu’il les regardait comme des goujats.

Bouvard et Pécuchet ne s’en soucièrent. Le monde diminuait d’importance. Ils l’apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles.

N’est-ce pas, d’ailleurs, une illusion, un mauvais rêve ? Peut-être, qu’en somme, les prospérités et les malheurs s’équilibrent ? Mais le bien de l’espèce ne console pas l’individu. — « Et que m’importent les autres ! » disait Pécuchet.

Son désespoir affligeait Bouvard. C’était lui qui l’avait poussé jusque-là. Et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes.

Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un découragement profond.

À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d’un air lugubre. Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine où il s’empiffrait solitairement.

Au milieu de l’été, ils reçurent un billet de faire-part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.

Que Dieu le bénisse ! Et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? Où étaient les jours qu’ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités ? Rien maintenant n’occasionnerait ces heures si douces qu’emplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose d’irrévocable était venu.

Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs, allèrent très loin, se perdirent. – De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta. Et ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d’un chien.

Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire. À la place du ventre, c’était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante.

Cependant Bouvard plissait le front, et des larmes mouillèrent ses yeux. Pécuchet dit stoïquement : « Nous serons un jour comme ça ! »

L’idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.

Après tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la nature ce qu’elle vous a prêté et le néant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.

Ils tâchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou sans fond, d’un évanouissement continu. N’importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde, et sans espoir.

Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or, le plus vaste des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une minute. Quand donc arriverait-elle ?

— « Autant tout de suite, en finir. »

— « Comme tu voudras » dit Bouvard.

Et ils examinèrent la question du suicide.

Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase ? et de commettre une action ne nuisant à personne ? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir ? Ce n’est point une lâcheté, bien qu’on dise ; – et l’insolence est belle, de bafouer même à son détriment, ce que les hommes estiment le plus.

Ils délibérèrent sur le genre de mort.

Le poison fait souffrir. Pour s’égorger, il faut trop de courage. Avec l’asphyxie, on se rate souvent.

Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique ; puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un nœud coulant et avança dessous, deux chaises, pour atteindre aux cordes.

Ce moyen fut résolu.

Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans l’arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait s’attendrir sur eux-mêmes. Cependant, ils ne lâchaient point leur projet, et à force d’en parler, s’y accoutumèrent.

Le soir du 24 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot – et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par économie.

Comme ils avaient grand faim (car Marcel sorti dès l’aube n’avait pas reparu) Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d’eau-de-vie, et Pécuchet de prendre du thé.

En soulevant la bouilloire, il répandit de l’eau sur le parquet.

— « Maladroit ! » s’écria Bouvard.

Puis trouvant l’infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux cuillerées de plus.

— « Ce sera exécrable » dit Pécuchet.

— « Pas du tout ! »

Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba ; une des tasses fut brisée, la dernière du beau service en porcelaine.

Bouvard pâlit. — « Continue ! Saccage ! Ne te gêne pas ! »

— « Grand malheur, vraiment ! »

— « Oui ! un malheur ! Je la tenais de mon père ! »

— « Naturel » ajouta Pécuchet, en ricanant.

— « Ah ! tu m’insultes ! »

— « Non, mais je te fatigue ! Avoue-le ! »

Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence, Bouvard aussi. Ils criaient à la fois tous les deux, l’un irrité par la faim, l’autre par l’alcool. La gorge de Pécuchet n’émettait plus qu’un râle :

— « C’est infernal, une vie pareille. J’aime mieux la mort. Adieu. »

Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.

Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l’ouvrir, courut derrière lui, arriva dans le grenier.

La chandelle était par terre – et Pécuchet debout sur une des chaises avec le câble dans sa main.

L’esprit d’imitation emporta Bouvard : — « Attends-moi ! » Et il montait sur l’autre chaise, quand s’arrêtant tout à coup :

— « Mais... nous n’avons pas fait notre testament ? »

— « Tiens ! c’est juste ! »

Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour respirer.

L’air était froid – et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir comme de l’encre. La blancheur de la neige, qui couvrait la terre, se perdait dans les brumes de l’horizon.

Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol ; et grandissant, se rapprochant, toutes allaient du côté de l’église.

Une curiosité les y poussa.

C’était la messe de Minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.

Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus, dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores – et au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des cierges géants dressaient leurs flammes rouges. Par-dessus les têtes de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, on distinguait le prêtre dans sa chasuble d’or. À sa voix aiguë répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte de bois tremblait, sur ses arceaux de pierre. Des images représentant le chemin de la croix décoraient les murs. Au milieu du chœur, devant l’autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites.

La tiède température leur procura un singulier bien-être. Et leurs pensées, orageuses tout à l’heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s’apaisent.

Ils écoutèrent l’Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenille, les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous priaient, absorbés dans la même joie profonde, – et voyaient sur la paille d’une étable, rayonner comme un soleil, le corps de l’enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et Pécuchet malgré la dureté de son cœur.

Il y eut un silence. Tous les dos se courbèrent – et au tintement d’une clochette, le petit agneau bêla.

L’hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un chant d’allégresse, qui conviait le monde aux pieds du Roi des anges. Bouvard et Pécuchet involontairement s’y mêlèrent ; et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.

Ce site dédié à Flaubert a été fondé en 2001 par Yvan Leclerc, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen, qui l'a animé et dirigé pendant vingt ans. La consultation de l’ensemble de ses contenus est libre et gratuite. Il a pour vocation de permettre la lecture en ligne des œuvres, la consultation des manuscrits et de leur transcription, l’accès à une riche documentation, à des publications scientifiques et à des ressources pédagogiques. Il est également conçu comme un outil pédagogique à la disposition des enseignants et des étudiants. La présente version du site a été réalisée en 2021 par la société NoriPyt sous la responsabilité scientifique de François Vanoosthuyse, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen Normandie. Les contributeurs au site Flaubert constituent une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs.

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