Les Mémoires d’un fou

Rédaction
1839
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Relecture par François Vanoosthuyse, janvier 2023.

Chapitrage

Les Mémoires d’un fou

Rédaction
1839
Saisie par
Yvan Leclerc
Détails

Relecture par François Vanoosthuyse, janvier 2023.

XIV

XV

Si je vous disais que j’ai aimé d’autres femmes, je mentirais comme un infâme.

Je l’ai cru cependant, je me suis efforcé d’attacher mon cœur à d’autres passions : il y a glissé comme sur la glace.

Quand on est enfant, on a tant lu de choses sur l’amour, on trouve ce mot-là si mélodieux, on le rêve tant, on souhaite si fort d’avoir ce sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames, qu’à chaque femme qu’on voit on se dit : n’est-ce pas là l’amour ? On s’efforce d’aimer pour se faire homme.

Je n’ai pas été exempt plus qu’aucun autre de cette faiblesse d’enfant, j’ai soupiré comme un poète élégiaque, et, après bien des efforts, j’étais tout étonné de me trouver quelquefois quinze jours sans avoir pensé à celle que j’avais choisie pour rêver. Toute cette vanité d’enfant s’effaça devant Maria.

Mais je dois remonter plus haut : c’est un serment que j’ai fait de tout dire ; le fragment qu’on va lire avait été composé en partie en décembre dernier, avant que j’eusse l’idée de faire Les Mémoires d’un fou.

Comme il devait être isolé, je l’avais mis dans le cadre qui suit.

Le voici tel qu’il était :

Parmi tous les rêves du passé, les souvenirs d’autrefois et mes réminiscences de jeunesse, j’en ai conservé un bien petit nombre avec quoi je m’amuse aux heures d’ennui. À l’évocation d’un nom, tous les personnages reviennent avec leurs costumes et leur langage jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s’amuserait à regarder ses mondes créés. Un surtout, le premier amour, qui ne fut jamais violent ni passionné, effacé depuis par d’autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon cœur comme une antique voie romaine qu’on montrait traversée par l’ignoble wagon d’un chemin de fer. C’est le récit de ces premiers battements du cœur, de ces commencements des voluptés indéfinies et vagues, de toutes les vaporeuses choses qui se passent dans l’âme d’un enfant à la vue des seins d’une femme, de ses yeux, à l’audition de ses chants et de ses paroles ; c’est ce salmigondis de sentiment et de rêverie que je devais étaler comme un cadavre devant un cercle d’amis qui vinrent un jour dans l’hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l’âcreté par un liquide quelconque.

Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu’on eut bourré sa pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu, l’un avec les pincettes en main, l’autre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai.

« Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque mot de vanité qui se glissera dans le récit. » Une adhésion de toutes les têtes m’engagea à commencer. Je me rappelle que c’était un jeudi, vers le mois de novembre, il y a deux ans. J’étais, je crois en cinquième. La première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j’entrai d’un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi.

Elle se détourna ; à peine si je la saluai, car j’étais alors si niais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m’appelaient pas un enfant comme les dames ou un ami comme les petites filles, sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire. Mais, grâce à Dieu, j’ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j’ai perdu en innocence et en candeur.

Elles étaient deux jeunes filles, des sœurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu’on avait fait sortir de leur pension pour les mener au grand air, dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin, et les amuser enfin sans l’œil d’une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l’enfance. La plus âgée avait quinze ans ; la seconde, douze à peine : celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs ; plus grands et plus beaux que ceux de sa sœur aînée, mais celle-ci avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu’on ne pouvait s’empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse : c’était son défaut le plus visible ; mais ce qui me charmait le plus en elle, c’était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d’elle. Il y avait tant de naïveté et de candeur que les plus impies même ne pouvaient s’empêcher d’admirer.

Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui courait dans le jardin avec d’autres camarades. Je vois encore leur robe de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds se relever pour courir sur les allées sablées du jardin ; puis s’arrêter haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener gravement, en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et d’amours, les pauvres filles !

L’intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je l’embrassais comme ma sœur ; nous nous tutoyions tous. J’aimais tant à causer avec elle ; son accent étranger avait quelque chose de fin et de délicat qui rendait sa voix fraîche comme ses joues.

D’ailleurs, il y a dans les mœurs anglaises un négligé naturel et un abandon de toutes nos convenances qu’on pourrait prendre pour une coquetterie raffinée, mais qui n’est qu’un charme qui attire, comme ces feux follets qui fuient sans cesse.

Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens qu’un jour, dans l’hiver, nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait sur une côte qui domine la ville. Pour arriver chez elle, il fallait traverser des vergers plantés de pommiers où l’herbe était haute et mouillée ; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline, nous voyions les toits entassés et rapprochés couverts de neige ; et puis le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d’une vache ou d’un cheval dont le pied s’enfonce dans les ornières.

En passant par une barrière peinte en blanc, son manteau s’accrocha aux épines de la haie ; j’allai le détacher, elle me dit : Merci, avec tant de grâce et de laisser-aller que j’en rêvai tout le jour.

Puis elles se mirent à courir et leurs manteaux, que le vent levait derrière elles, flottaient en ondulant comme un flot qui descend ; elles s’arrêtèrent essoufflées. Je me rappelle encore leurs haleines qui bruissaient à mes oreilles et qui partaient d’entre leurs dents blanches en vaporeuse fumée.

Pauvre fille ! Elle était si bonne et m’embrassait avec tant de naïveté.

Les vacances de Pâques arrivèrent. Nous allâmes les passer à la campagne.

Je me rappelle un jour... – il faisait chaud, sa ceinture était égarée, sa robe était sans taille.

Nous nous promenâmes ensemble, foulant la rosée des herbes et des fleurs d’avril, elle avait un livre à la main... C’était des vers, je crois. Elle le laissa tomber.

Notre promenade continua.

Elle avait couru, je l’embrassai sur le cou ; mes lèvres y restèrent collées sur cette peau satinée et mouillée d’une sueur embaumante.

Je ne sais de quoi nous parlâmes... des premières choses venues.

– Voilà que tu vas devenir bête, dit un des auditeurs en m’interrompant.

– D’accord, mon cher, le cœur est stupide.

L’après-midi, j’avais le cœur rempli d’une joie douce et vague. Je rêvais délicieusement en pensant à ses cheveux papillotés qui encadraient ses yeux vifs, et à sa gorge déjà formée que j’embrassais toujours aussi bas qu’un fichu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs, j’allai dans les bois, je m’assis dans un fossé et je pensai à elle.

J’étais couché à plat ventre, j’arrachais les brins d’herbes, les marguerites d’avril, et, quand je levais la tête, le ciel blanc et mat formait sur moi un dôme d’azur qui s’enfonçait à l’horizon derrière les près verdoyants ; par hasard, j’avais du papier et un crayon, je fis des vers...

(Tout le monde se mit à rire.)

... les seuls que j’aie jamais faits de ma vie ; il y en avait peut-être trente ; à peine pris-je une demi-heure, car j’eus toujours une admirable facilité d’improvisation pour les bêtises de toute sorte ; mais ces vers, pour la plupart, étaient faux comme des protestations d’amour, boiteux comme le bien.

Je me rappelle qu’il y avait :

........................................ quand le soir

Fatiguée du jeu et de la balançoire...

Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n’avais vue que dans les livres ; puis, à propos de rien, je passais à une mélancolie sombre et digne d’Antony, quoique réellement j’eusse l’âme imbibée de candeur et d’un tendre sentiment mêlé de niaiserie, de réminiscences suaves et de parfums du cœur, et je disais à propos de rien :

Ma douleur est amère, ma tristesse profonde,

Et j’y suis enseveli, comme un homme en la tombe.

Les vers n’étaient même pas des vers, mais j’eus le sens de les brûler, manie qui devrait tenailler la plupart des poètes.

Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur le rond de gazon. La chambre où elles couchèrent était voisine de la mienne, je les entendis rire et causer longtemps... tandis que moi... je m’endormis bientôt comme elles... malgré tous les efforts que je fis pour veiller le plus possible. Car vous avez fait sans doute comme moi à quinze ans, vous avez cru une fois aimer de cet amour brûlant et frénétique, comme vous en avez vu dans les livres, tandis que vous n’aviez sur l’épiderme du cœur qu’une légère égratignure de cette griffe de fer qu’on nomme la passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur ce modeste feu qui brûlait à peine.

Il y a tant d’amours dans la vie pour l’homme ! À quatre ans, amour des chevaux, du soleil, des fleurs, des armes qui brillent, des livrées de soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous ; à treize, amour d’une grande femme à la gorge replète, car je me rappelle que ce que les adolescents adorent à la folie, c’est une poitrine de femme, blanche et mate, et, comme dit Marot :

Tetin refaict plus blanc qu’un œuf

Tetin de satin blanc tout neuf

Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux seins d’une femme. Enfin, à quatorze ou quinze, amour d’une jeune fille qui vient chez vous : un peu plus qu’une sœur, moins qu’une amante ; puis à seize, amour d’une autre femme jusqu’à vingt-cinq ; puis on aime peut-être la femme avec qui on se mariera.

Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui fait sauter sa robe de gaze sur ses cuisses charnues ; enfin, à trente-six, amour de la députation, de la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou de celui du maire ; à soixante, amour de la fille de joie qui vous appelle à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d’impuissance, un regret vers le passé.

Tout cela n’est-il pas vrai ? car moi j’ai subi tous ces amours, pas tous cependant, car je n’ai pas vécu toutes mes années et chaque année dans la vie de bien des hommes est marquée par une passion nouvelle – celle des femmes, celle du jeu, des chevaux, des bottes fines, des cannes, des lunettes, des voitures, des places.

Que de folies dans un homme ! Oh ! sans contredit, l’habit d’un arlequin n’est pas plus varié dans ses nuances que l’esprit humain ne l’est dans ses folies, et tous deux arrivent au même résultat, celui de se râper l’un et l’autre et de faire rire quelque temps : le public pour son argent, le philosophe pour sa science...

– Au récit ! demanda un des auditeurs impassible jusque-là et qui ne quitta sa pipe que pour jeter, sur ma digression qui montait en fumée, la salive de son reproche. )

... Je ne sais guère que dire ensuite, car il y a une lacune dans l’histoire, un vers de moins dans l’élégie ; plusieurs temps passèrent donc de la sorte. Au mois de mai la mère de ces jeunes filles vint en France conduire leur frère. C’était un charmant garçon, blond comme elle et pétillant de gaminerie et d’orgueil britannique.

Leur mère était une femme pâle, maigre et nonchalante. Elle était vêtue de noir ; ses manières et ses paroles, sa tenue avaient un air nonchalant, un peu mollasse, il est vrai, mais qui ressemblait au farniente italien. Tout cela, cependant, était parfumé de bon goût, reluisant d’un vernis aristocratique. Elle resta un mois en France.

... Puis elle repartit et nous vécûmes ainsi comme si tous étaient de la famille, allant toujours ensemble dans nos promenades, nos vacances, nos congés.

Nous étions tous frères et sœurs.

Il y avait dans nos rapports de chaque jour tant de grâce et d’effusion, d’intimité et de laisser-aller, que cela peut-être dégénéra en amour, de sa part du moins, et j’en eus des preuves évidentes.

Pour moi, je peux me donner le rôle d’un homme moral, car je n’avais point de passion. – Je l’aurais bien voulu.

Souvent, elle venait vers moi, me prenait autour de la taille ; elle me regardait, elle causait – la charmante petite fille ; – elle me demandait des livres, des pièces de théâtre dont elle ne m’a rendu qu’un fort petit nombre. – Elle montait dans ma chambre.

J’étais assez embarrassé. Pouvais-je supposer tant d’audace dans une femme ou tant de naïveté ? Un jour, elle se coucha sur mon canapé dans une position très équivoque ; j’étais assis près d’elle sans rien dire.

Certes, le moment était critique : je n’en profitai pas.

Je la laissai partir.

D’autres fois, elle m’embrassait en pleurant. Je ne pouvais croire qu’elle m’aimait réellement. Ernest en était persuadé, il me le faisait remarquer, me traitait d’imbécile.

Tandis que vraiment j’étais tout à la fois timide et nonchalant.

C’était quelque chose de doux, d’enfantin, qu’aucune idée de possession ne ternissait, mais qui par cela même manquait d’énergie. C’était trop niais cependant pour être du platonisme.

Au bout d’un an, leur mère vint, en France, puis, au bout d’un mois, elle repartit pour l’Angleterre.

Ses filles avaient été tirées de pension et logeaient avec leur mère dans une rue déserte au second étage.

Pendant son voyage je les voyais souvent aux fenêtres, un jour que je passais, Caroline m’appela : je montai.

Elle était seule, elle se jeta dans mes bras et m’embrassa avec effusion. Ce fut la dernière fois, car depuis elle se maria.

Son maître de dessin lui avait fait des visites fréquentes. On projeta un mariage ; il fut noué et dénoué cent fois. Sa mère revint d’Angleterre sans son mari, dont on n’a jamais entendu parler.

Caroline se maria au mois de janvier. Un jour je la rencontrai avec son mari ; à peine si elle me salua.

Sa mère a changé de logement et de manières. Elle reçoit maintenant chez elle des garçons tailleurs et des étudiants, elle va aux bals masqués et y mène sa jeune fille.

Il y a dix-huit mois que nous ne les avons vus.

Voilà comment finit cette liaison qui promettait peut-être une passion avec l’âge, mais qui se dénoua d’elle-même.

Est-il besoin de dire que cela avait été à l’amour ce que le crépuscule est au grand jour et que le regard de Maria fit évanouir le souvenir de cette pâle enfant !

C’est un petit feu qui n’est plus que de la cendre froide.

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