Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. NAF 13502 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Passion et vertu

Conte philosophique

Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Détails

Manuscrit disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Notes sur l'ouvrage
Gustave Flaubert trouve l'argument de ce conte dans La Gazette des tribunaux. C'est déjà la trame de Madame Bovary : une femme abandonnée par son amant et qui se suicide. 

Chapitrage

Passion et vertu

Conte philosophique

Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Détails

Manuscrit disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Notes sur l'ouvrage
Gustave Flaubert trouve l'argument de ce conte dans La Gazette des tribunaux. C'est déjà la trame de Madame Bovary : une femme abandonnée par son amant et qui se suicide. 

II

Passion et vertu
Conte philosophique

Peux-tu parler de ce que tu ne sens point
(Shakespeare, Roméo et Juliette, acte III scène v)
Novembre-Décembre 1837
Gve Flaubert

I

Elle l’avait déjà vu, je crois, deux fois.

La première dans un bal chez le ministre.

La seconde au Français.

Et quoiqu’il ne fût ni un homme supérieur, ni un bel homme elle pensait souvent à lui lorsque le soir après avoir soufflé sa lampe elle restait souvent quelques instants rêveuse, les cheveux épars sur [ses] seins nus, la tête tournée vers la fenêtre où la nuit jetait une clarté blafarde, – les bras hors de sa couche et l’âme flottant entre des émotions indécises et vagues comme ces sons confus qui s’élèvent des champs par les soirées d’automne.

Loin d’être une de ces âmes d’exception comme il y en a dans les livres et dans les drames, c’était un cœur sec, un esprit juste, et par-dessus tout cela un chimiste.

Mais il possédait à fond cette théorie de séductions, ces principes, ces règles, ce chic enfin pour employer le mot vrai et vulgaire, par lequel un habile homme en arrive à ses fins.

Ce n’est plus cette méthode pastorale à [la] Louis XV, dont la première leçon commence par les soupirs, la seconde [par les] billets doux et continue ainsi jusqu’au dénouement, science si bien exposée dans Faublas, les comédies du second ordre et les Contes moraux de Marmontel.

Mais maintenant un homme s’avance vers une femme, il la lorgne, il la trouve bien – il en fait le pari avec ses amis. – Est-elle mariée, la farce n’en sera que meilleure. Alors il s’introduit chez elle. Il lui prête des romans, la mène au spectacle, il a surtout soin de faire quelque chose d’étonnant, de ridicule mais enfin d’étrange. – Et puis de jour en jour il va chez elle avec plus de liberté, il se fait l’ami de la maison, du mari, des enfants, des domestiques. – Enfin la pauvre femme s’aperçoit du piège, elle veut le chasser comme un laquais, mais celui-ci s’indigne à son tour, il la menace de publier quelque lettre bien courte mais qu’il interprétera d’une façon infâme n’importe à qui fût-elle adressée et il répétera lui-même à son époux quelque mot arraché peut-être dans un moment de vanité, de coquetterie ou de désir. C’est une cruauté d’anatomiste mais on a fait des progrès dans les sciences et il y a des gens qui dissèquent un cœur comme un cadavre.

Alors cette pauvre femme éperdue, pleure et supplie. Point de pardon pour elle, point de pardon pour ses enfants, son mari, sa mère. Inflexible, car c’est un homme, il peut user de force et de violence, il peut dire partout qu’elle est sa maîtresse, le publier dans les journaux, l’écrire tout au long dans un mémoire et le prouver même au besoin. – Elle se livre donc à lui à demi morte. Il peut même alors la faire passer devant ses laquais qui ricanent tout bas sous leurs livrées en la voyant venir si matin chez leur maître et puis quand il l’a rendue brisée et abattue – seule avec ses regrets, ses pensées sur le passé, ses déceptions d’amour – il la quitte, la reconnaît à peine, – l’abandonne à son infortune. Il la hait même quelquefois. Mais enfin il a gagné son pari – et c’est un homme à bonnes fortunes.

C’est donc non un Lovelace comme on l’aurait dit il y a soixante ans mais bien un Don Juan, ce qui est plus beau.

L’homme qui possède à fond cette science, qui en connaît les détours et les replis cachés n’est pas rare maintenant. Cela est si facile en effet de séduire une femme qui vous aime et puis de la laisser là avec toutes les autres, quand on n’a pas d’âme, ni de pitié dans le cœur.

Et il y a tant de moyens de s’en faire aimer – soit par la jalousie – la vanité, le mérite, les talents, l’orgueil, l’horreur, la crainte même. Ou bien encore par la fatuité de vos manières, le négligé d’une cravate, la prétention à être désespéré, quelquefois par la coupe de votre habit, ou la finesse de vos bottes.

Car combien de gens n’ont dû leurs conquêtes qu’à l’habileté de leur tailleur ou de leur cordonnier.

Ernest s’était aperçu que Mazza souriait à ses regards. Partout il la poursuivait. Au bal par exemple elle s’ennuyait s’il n’était pas là. Et n’allez pas croire qu’il fût assez novice pour louer la blancheur de sa main ni la beauté de ses bagues comme l’aurait pu faire un écolier de Rhétorique. Mais devant elle il déchirait toutes les autres femmes qui dansaient. Il avait sur chacune les aventures les plus inconnues et les plus étranges et tout cela la faisait rire et la flattait secrètement quand elle pensait que sur elle on n’avait rien à dire.

Elle s’était engagée à le recevoir et elle ne l’invitait que lorsqu’il n’y avait aucune femme surtout des jeunes.

Elle l’avait souvent surpris en se détournant vivement, les yeux fixés sur son cou, la pointe de sa pèlerine ou le tour de sa ceinture.

Ernest aussi avait vu qu’elle causait volontiers avec lui à demi couchée sur le sofa tandis que lui était affaissé sur un pliant à ses pieds et que le reste de la société réunie en cercle autour de la cheminée discutait sur la politique, ou l’industrie. Il avait vu aussi avec plaisir et vanité qu’elle se décolletait quand elle l’attendait et que souvent elle avait rougi sous ses regards et détourné la tête comme machinalement.

Cependant de jour en jour Mazza se sentait entraînée sur une pente d’idées inconnues, vers un but vague, indéfini. Elle tremblait quelquefois et voulait s’arrêter sur le penchant du gouffre. Elle prenait de belles résolutions de l’abandonner, de ne plus jamais le revoir.

Mais la vertu s’évapore bien vite au sourire d’une bouche qu’on aime. Il avait vu aussi qu’[elle] aimait la poésie, la mer, le théâtre, Byron, et puis résumant toutes ces observations en une seule, il avait dit : C’est une sotte – Je l’aurai. Et elle souvent aussi avait dit en le voyant partir et quand la porte du salon tournait rapidement sur ses pas… O je t’aime. Ajoutez à cela qu’Ernest lui fit croire à la phrénologie, au magnétisme, et que Mazza avait trente ans, qu’elle [était] toujours restée pure et fidèle à son mari, repoussant tous les désirs qui naissaient chaque jour en son âme et qui mouraient le lendemain, qu’elle était mariée à un banquier et que la passion dans les bras de cet homme-là était un devoir pour elle – rien de plus – comme de surveiller ses domestiques et d’habiller ses enfants.

Ce site dédié à Flaubert a été fondé en 2001 par Yvan Leclerc, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen, qui l'a animé et dirigé pendant vingt ans. La consultation de l’ensemble de ses contenus est libre et gratuite. Il a pour vocation de permettre la lecture en ligne des œuvres, la consultation des manuscrits et de leur transcription, l’accès à une riche documentation, à des publications scientifiques et à des ressources pédagogiques. Il est également conçu comme un outil pédagogique à la disposition des enseignants et des étudiants. La présente version du site a été réalisée en 2021 par la société NoriPyt sous la responsabilité scientifique de François Vanoosthuyse, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen Normandie. Les contributeurs au site Flaubert constituent une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs.

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