Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. NAF 13502 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Passion et vertu

Conte philosophique

Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Détails

Manuscrit disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Notes sur l'ouvrage
Gustave Flaubert trouve l'argument de ce conte dans La Gazette des tribunaux. C'est déjà la trame de Madame Bovary : une femme abandonnée par son amant et qui se suicide. 

Chapitrage

Passion et vertu

Conte philosophique

Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Détails

Manuscrit disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Notes sur l'ouvrage
Gustave Flaubert trouve l'argument de ce conte dans La Gazette des tribunaux. C'est déjà la trame de Madame Bovary : une femme abandonnée par son amant et qui se suicide. 

III

IV

Il était parti – parti pour toujours et quand elle releva sa figure toute couverte de larmes elle ne vit plus rien… que l’immensité de l’océan.

C’était une de ces brûlantes journées d’été où la terre exhale de chaudes vapeurs comme l’air embrasé d’une fournaise. – Quand Mazza fut arrivée sur la jetée la fraîcheur salée de l’eau la ranima quelque peu, car une brise du sud enflait les vagues qui venaient mollement mourir sur la grève et râlaient sur le galet.

Les nuages noirs et épais s’amoncelaient à sa gauche sous le soleil couchant qui était rouge et lumineux sur la mer. On eût dit qu’ils allaient éclater en sanglots.

La mer sans être furieuse roulait sur elle-même en chantant lugubrement et quand elle venait à se briser sur les pierres de la jetée les vagues sautaient en l’air et retombaient [en] poudre d’argent.

Il y avait dans cela une sauvage harmonie, Mazza l’écoutant longtemps fascinée par sa puissance, – le bruit de ces flots avait pour elle un langage, une voix, comme elle, la mer était triste et pleine d’angoisses, comme elle ses vagues venaient mourir en se brisant sur les pierres et ne laissaient sur le sable mouillé que la trace de [leur] passage.

Une herbe qui avait pris naissance entre deux fentes de la pierre penchait sa tête toute pleine de la rosée, chaque coup de vague venait la tirer de sa racine et chaque fois elle se détachait de plus en plus, enfin elle disparut sous la lame. On ne la revit plus et pourtant elle était jeune et portait des fleurs. Mazza sourit amèrement. La fleur était comme elle enlevée par la vague dans la fraîcheur du printemps.

Il y avait des marins qui rentraient couchés dans leur barque, en tirant derrière eux la corde de leurs filets, leur voix vibrait au loin avec le cri des oiseaux de nuit qui planaient en volant de leurs ailes noires sur la tête de Mazza et qui allaient tous s’abattre vers la grève, sur les débris qu’apportait la marée.

Elle entendait alors une voix qui l’appelait au fond du gouffre et la tête penchée vers l’abîme elle calculait combien il lui faudrait de minutes et de secondes pour râler et mourir. Tout était triste comme elle dans la nature, et il lui sembla que les vagues avaient des soupirs et que la mer pleurait.

Je ne sais cependant quel misérable sentiment de l’existence lui dit de vivre et qu’il y avait encore sur la terre du bonheur et de l’amour, – qu’elle n’avait qu’à attendre et espérer – et qu’elle le reverrait plus tard.

Mais quand la nuit fut venue et que la lune vint à paraître au milieu de ses compagnes, comme une sultane au harem, entre ses femmes et qu’on ne vit plus que la mousse des flots qui brillait sur les vagues, comme l’écume à la bouche d’un coursier, alors que le bruit de la ville commença à s’évanouir dans le brouillard avec ses lumières qui s’éteignaient, Mazza repartit.

La nuit – il était peut-être deux heures, elle ouvrit ses glaces et regarda dehors. On était dans une plaine et la route était bordée d’arbres. Les clartés de la nuit passant à travers leurs branches les faisaient ressembler à des fantômes aux formes gigantesques qui couraient tous devant Mazza et remuaient au gré du vent (qui sifflait entre leurs feuilles), leur chevelure en désordre.

Une fois la voiture s’arrêta au milieu de la campagne, un trait se trouvait cassé. Il faisait nuit. On n’entendait que le bruit des arbres, l’haleine des chevaux haletant de sueur et les sanglots d’une femme qui pleurait seule.

Vers le matin elle vit des gens qui allaient vers la ville la plus voisine portant au marché des fruits tout couverts de mousse et de feuillage vert. – Ils chantaient aussi, et comme la route montait et qu’on allait au pas, elle les écouta longtemps. « O comme il y a des gens heureux » dit-elle.

Il faisait grand jour. C’était un dimanche, dans un village à quelques heures de Paris sur la place de l’église, à l’heure où tout le monde en sortait. – Il y avait un grand soleil qui brillait sur le coq de l’église et illuminait sa modeste rosace. Les portes qui étaient ouvertes laissaient voir à Mazza, du fond de sa voiture, l’intérieur de la nef et les cierges qui brillaient dans l’ombre sur l’autel, elle regarda la voûte de bois peinte de couleur bleue et les vieux piliers de pierres nus et blanchis et puis toute la suite des bancs où s’étalait une population entière bigarrée de vêtements de couleurs, elle entendit l’orgue qui chantait et il se fit alors un grand flot dans le peuple et l’on sortit, plusieurs avaient des bouquets de fausses fleurs et des bas blancs, elle vit que c’était une noce. On tira des coups de fusil sur la place et les mariés sortirent.

La bru avait un bonnet blanc et souriait en regardant le bout des pattes de sa ceinture qui étaient de dentelle brodée. – Le mari s’avançait à côté d’elle, il voyait la foule d’un air heureux et donnait des poignées de main à plusieurs.

C’était le maire du pays, qui était aubergiste et qui mariait sa fille à son adjoint, le maître d’école.

Un groupe d’enfants et de femmes s’arrêta devant Mazza pour regarder la belle calèche, et le manteau rouge qui pendait de la portière – tout cela souriait et parlait haut.

Quand elle eut relayé elle rencontra au bout du pays le cortège qui entrait à la mairie et le sourire vint sur sa bouche quand elle vit l’écume de ses chevaux qui tombait sur les mariés et la poussière de leur pas qui salissait leurs vêtements blancs. Elle avança la tête et leur lança un regard de pitié et d’envie.

Car de misérable elle était devenue méchante et jalouse. Le peuple alors en haine des riches lui répondit par des injures et l’insulta en lui jetant des pierres sur les armoiries de sa voiture.

Longtemps dans la route, à moitié endormie par le mouvement des ressorts, le son des grelots et la poussière qui tombait sur ses cheveux noirs elle pensa à la noce du village. Et le bruit du violon qui précédait le cortège, le son de l’orgue, les voix des enfants qui avaient parlé autour d’elle, tout cela tintait à ses oreilles comme l’abeille qui bourdonne ou le serpent qui siffle.

Elle était fatiguée. La chaleur l’accablait sous les cuirs de sa calèche, le soleil dardait en face. Elle baissa la tête sur ses coussins de drap bleu et s’endormit.

Elle se réveilla aux portes de Paris.

Quand on a quitté la campagne et les champs et qu’on se retrouve dans les rues, le jour semble sombre et baissé comme dans ces théâtres de foire qui sont lugubres et mal éclairés. Mazza se plongea avec délices [dans] les rues les plus tortueuses, elle s’enivra du bruit et de la rumeur qui venaient la tirer d’elle-même et la reporter dans le monde. Elle voyait rapidement et comme des ombres chinoises toutes les têtes qui passaient devant sa portière, toutes lui semblaient froides, impassibles et pâles. – Elle regarda avec étonnement pour la première fois la misère qui va pieds nus sur les quais, la haine dans le cœur et un sourire sur la bouche comme pour cacher les trous de ses haillons, elle regarda la foule qui s’engouffrait dans les spectacles et les cafés, et tout ce monde de laquais et de grands seigneurs qui s’étale comme un manteau de couleur un jour de parade.

Tout cela lui parut un immense spectacle, un vaste théâtre avec ses palais de pierre, ses magasins allumés, ses habits de parade, ses ridicules en faveur, ses sceptres de carton et ses royautés d’un jour. Là le carrosse de la danseuse éclabousse le peuple. Et là l’homme se meurt de faim en voyant des tas d’or derrière les vitres, partout le rire et les larmes, partout la richesse et la misère, partout le vice qui insulte la vertu et lui crache à la face – comme le châle usé de la fille de joie qui effleure en passant la robe noire du prêtre.

O il y a dans les grandes cités une atmosphère corrompue et empoisonnée qui vous étourdit et vous enivre, quelque chose de lourd et de malsain comme ces sombres brouillards du soir qui planent sur ses traits.

Mazza aspira cet air de corruption à pleine poitrine, elle le sentit comme un parfum et [pour] la première fois alors elle comprit tout ce qu’il y avait de large et d’immense dans le vice – et de voluptueux dans le crime.

En se retrouvant chez elle – il lui sembla qu’il y avait longtemps qu’elle était partie tant elle avait souffert et vécu en peu d’heures. Elle passa la nuit à penser, à pleurer, à rappeler sans cesse son départ, son retour, elle voyait de là les villages qu’elle avait traversés, toute la route qu’elle avait parcourue, il lui semblait encore être sur la jetée à regarder la mer et la voile qui s’en va ; – elle se rappelait aussi la noce avec ses habits de fête, ses sourires de bonheur, elle entendait de là le bruit de sa voiture sur les pavés. Elle entendait encore les vagues qui mugissaient et bondissaient sous elle. Et puis elle fut effrayée de la longueur du temps, elle crut avoir vécu un siècle et être devenue vieille avoir les cheveux blancs, – tant la douleur vous affaisse, tant le chagrin vous ronge, car il est des jours qui vous vieillissent comme des ans, des pensées qui font bien des rides.

Elle se rappela aussi en souriant avec regret les jours de son bonheur, ses vacances paisibles sur les bords de la Loire où elle courait dans les allées des bois, se jouait avec les fleurs et pleurait en voyant passer les mendiants, elle se rappela ses premiers bals, où elle dansait si bien, où elle aimait tant les sourires gracieux et les paroles aimables. Et puis encore ses heures de fièvre et de délire dans les bras de son amant, ses moments de transport et de rage où elle eût voulu que chaque regard durât des siècles et que l’éternité fût un baiser. Elle se demanda alors si tout cela était parti et effacé pour toujours… comme la poussière de la route et le sillon du navire sur les vagues de la mer.

Ce site dédié à Flaubert a été fondé en 2001 par Yvan Leclerc, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen, qui l'a animé et dirigé pendant vingt ans. La consultation de l’ensemble de ses contenus est libre et gratuite. Il a pour vocation de permettre la lecture en ligne des œuvres, la consultation des manuscrits et de leur transcription, l’accès à une riche documentation, à des publications scientifiques et à des ressources pédagogiques. Il est également conçu comme un outil pédagogique à la disposition des enseignants et des étudiants. La présente version du site a été réalisée en 2021 par la société NoriPyt sous la responsabilité scientifique de François Vanoosthuyse, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen Normandie. Les contributeurs au site Flaubert constituent une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs.

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