Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. NAF 13502 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Passion et vertu

Conte philosophique

Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Détails

Manuscrit disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Notes sur l'ouvrage
Gustave Flaubert trouve l'argument de ce conte dans La Gazette des tribunaux. C'est déjà la trame de Madame Bovary : une femme abandonnée par son amant et qui se suicide. 

Chapitrage

Passion et vertu

Conte philosophique

Rédaction
Nov.-déc. 1837
Édition choisie
Manuscrit, 1837
Saisie par
Yvan Leclerc, relecture par Hélène Hôte
Détails

Manuscrit disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60005754

Notes sur l'ouvrage
Gustave Flaubert trouve l'argument de ce conte dans La Gazette des tribunaux. C'est déjà la trame de Madame Bovary : une femme abandonnée par son amant et qui se suicide. 

IV

V

Enfin la voilà revenue mais seule – plus personne pour la soutenir, plus rien à aimer. Que faire – quel parti prendre ? O la mort, la tombe cent fois si malgré son dégoût et son ennui, elle n’avait eu au cœur un peu d’espérance.

Qu’espérait-elle donc ? –

Elle l’ignorait elle-même, seulement elle avait encore foi à la vie. Elle crut encore qu’Ernest l’aimait lorsqu’un jour elle reçut une de ses lettres – mais ce fut une désillusion de plus.

La lettre était longue, bien écrite, toute remplie de riches métaphores et de grands mots. Ernest lui disait qu’il ne fallait plus l’aimer, penser à ses devoirs et à Dieu, et puis il lui donnait en outre d’excellents conseils sur la famille, l’amour maternel – et il terminait par un peu de sentiment, comme M. de Bouilly ou Mme Cottin.

Pauvre Mazza, tant d’amour, de cœur et de tendresse pour une indifférence si froide, un calme si raisonné. Elle tomba dans l’affaissement et le dégoût. Je croyais, dit-elle un jour, qu’on pouvait mourir de chagrin.

Du dégoût elle passa à l’amertume et à l’envie.

C’est alors que le bruit du monde lui parut une musique discordante et infernale, et la nature une raillerie de Dieu. – Elle n’aimait rien et portait de la haine à tout, à mesure que chaque sentiment sortait de son cœur. La haine y entrait si bien qu’elle n’aimait plus rien au monde – sauf un homme. Souvent quand elle voyait dans les jardins publics des mères avec leurs enfants qui jouaient avec eux et souriaient à leurs caresses et puis des femmes avec leurs époux, des amants avec leurs maîtresses et que tous ces gens-là étaient heureux ; souriaient, aimaient la vie, elle les enviait et les maudissait à la fois, elle eût voulu pouvoir les écraser tous du pied et sa lèvre ironique leur jetait en passant quelque mot de dédain, quelque sourire d’orgueil.

D’autres fois quand on lui disait qu’elle devait être heureuse dans la vie avec sa fortune, son rang, que [sa] santé était bonne, que ses joues étaient fraîches et qu’on voyait qu’elle était heureuse et que rien ne lui manquait, elle souriait cependant la rage dans l’âme. – Ah les imbéciles, disait-elle, qui ne voient que le bonheur sur un front calme et qui ne savent pas que la torture arrache des rires.

Elle prit la vie dès lors comme un long cri de douleur. Si elle voyait des femmes qui se paraient de leur vertu, d’autres de leur amour, elle raillait leur vertu et leurs amours. Quand elle trouvait des gens heureux et confiants en Dieu elle les tourmentait par un rire ou un sarcasme. Les prêtres elle les faisait rougir en passant devant eux par un regard lascif et riait à leurs oreilles, les jeunes filles et les vierges elle les faisait pâlir par ses contes d’amour et ses histoires passionnées et puis l’on se demandait quelle était cette femme pâle et amaigrie, ce fantôme errant avec ses yeux de feu et sa tête [de] damnée et si on venait à vouloir la connaître on ne trouvait au fond de son existence qu’une douleur et dans sa conduite que des larmes.

O les femmes, les femmes, elle les haïssait dans l’âme – les jeunes et les belles surtout et quand elle [les] voyait dans un spectacle ou dans un bal, à la lueur des lustres et des bougies, étal[ant] leur gorge ondulante, ornée de dentelles et de diamants et que les hommes empressés souriaient à leurs sourires et qu’on les flattait et les vantait, elle eût voulu froisser ces vêtements et ces gazes brodées, cracher sur ces figures chéries et traîner dans la boue ces fronts si calmes et si fiers de leur froideur. Elle ne croyait plus à rien qu’au malheur et à la mort. La vertu pour elle était un mot, la religion un fantôme, la réputation un masque imposteur comme un voile qui cache les rides. Elle trouvait alors des joies dans l’orgueil, des délices dans le dédain et elle crachait en passant sur le seuil des églises.

Quand elle pensait à Ernest, à sa voix, à ses paroles, à ses bras qui l’avaient tenue si longtemps palpitante et éperdue d’amour et qu’elle se trouvait sous les baisers de son mari – ah elle se tordait de douleur et d’angoisses et se roulait sur elle-même comme un homme qui râle et agonise en criant après un nom, en pleurant sur un souvenir. Elle avait des enfants de cet homme. Ces enfants ressemblaient à leur père, une fille de trois ans, un garçon de cinq et souvent dans leurs jeux, leurs rires pénétraient jusqu’à elle, le matin ils venaient l’embrasser en riant quand elle – elle – leur mère avait veillé toute la nuit dans des tourmentes inouïes et que ses joues étaient encore fraîches de ses larmes. Souvent quand elle pensait à lui errant sur les mers, ballotté peut-être par la tempête, lui qui se perdait peut-être dans les flots, seul et voulant se rattacher à la vie et qu’elle voyait de là un cadavre bercé sur la vague où vient s’abattre le vautour alors elle entendait des cris de joie, des voix enfantines qui accouraient pour lui montrer un arbre en fleurs ou le soleil qui faisait reluire la rosée des herbes. – C’était pour elle comme la douleur de l’homme qui tombe sur le pavé et qui voit la foule rire et battre des mains.

Alors que pensait Ernest, loin d’elle ? Parfois il est vrai quand il n’avait rien à faire dans ses moments de loisir et de désœuvrement, en pensant à elle, à ses étreintes brûlantes, à sa croupe charnue, à ses seins blancs, à ses longs cheveux noirs – il la regrettait mais s’empressait d’aller éteindre dans les bras d’une esclave le feu allumé dans l’amour le plus fort et le plus sacré. Et d’ailleurs il se consolait de cette perte avec facilité en pensant qu’il faisait une bonne action, que cela était agir en citoyen, que Franklin ou Lafayette n’auraient pas mieux fait. Car il était alors sur la terre nationale du patriotisme, de l’esclavage, du café et de la tempérance, je veux dire l’Amérique. C’était un de ces gens chez qui le jugement et la raison occupent une si grande place qu’ils ont mangé le cœur comme un voisin incommode.

Un monde les séparait car Mazza au contraire était plongée dans le délire et l’angoisse, et tandis que son amant se vautrait à plaisir dans les bras des négresses et des mulâtres, elle se mourait d’ennui croyant aussi qu’Ernest ne vivait que pour elle et ressentait un mal dont il se moquait dans son rire bestial et sauvage, il se donnait à une autre.

Tandis que cette pauvre femme pleurait et maudissait Dieu – qu’elle appelait l’enfer à son secours et se roulait en demandant si Satan enfin n’arriverait pas, Ernest peut-être au même moment où elle embrassait avec frénésie un médaillon de ses cheveux, au même moment peut-être, il se promenait gravement sur la place publique d’une ville des États-Unis, en veste et en pantalon blanc comme un planteur et allait au marché acheter quelque esclave noire qui eût des bras forts et musclés, de pendantes mamelles, et de la volupté pour de l’or.

Du reste il s’occupait de travaux chimiques, il y avait plein deux immenses cartons de notes sur les couches de silex et les analyses minéralogiques et d’ailleurs le climat lui convenait beaucoup et il se portait à ravir dans cette atmosphère embaumée d’académies savantes, de chemins de fer, de bateaux à vapeur, de cannes à sucre et d’indigo.

Dans quelle atmosphère vivait Mazza ? Le cercle de sa vie n’était pas si étendu. Mais c’était un monde à part qui tournait dans les larmes et le désespoir et qui enfin se perdait dans l’abîme d’un crime.

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