c'est moi

«Madame Bovary, c’est moi», formule apocryphe

Auteur
Yvan Leclerc
Édition
François Vanoosthuyse
Date de publication
28 octobre 2022
Détails

Première publication sur le site Flaubert : 2014.


Une transmission peu fiable

C’est assurément la citation la plus célèbre de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi. »

Or, cette phrase, Flaubert ne l’a jamais écrite.

Du moins, on ne la trouve dans aucun de ses textes actuellement connus, ni dans une lettre, ni dans un carnet de notes ni dans le dossier de genèse de Madame Bovary.

Flaubert aurait dit cette phrase. Une parole prononcée est invérifiable. On lui accorderait quelque crédit si elle émanait de témoins fiables, par exemple Louise Colet dans ses Mementos, Maupassant, Zola, ou même Du Camp, toujours un peu suspect aux yeux des flaubertiens, ou encore les frères Goncourt, considérés comme médisants, mais crédibles quand ils rapportent des discours de Flaubert.

Si l’énoncé « Madame Bovary, c’est moi » est à ce point sujet à suspicion légitime, c’est d’abord en raison de la chaîne de transmission. Deux intermédiaires, dont une personne inconnue, se sont relayées entre Flaubert et celui qui consigne cette phrase par écrit, René Descharmes, dans sa thèse Flaubert. Sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, parue chez Ferroud en 1909. En voici le texte :

« Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, il aurait répondu très nettement, et plusieurs fois répété : « Mme Bovary, c’est moi ! — D’après moi » (p. 103).

La personne qui a servi de maillon intermédiaire entre Amélie Bosquet et René Descharmes n’est pas nommée. Descharmes préserve son anonymat parce qu’elle est encore en vie et qu’elle entretenait des relations « intimes » avec la correspondante de Flaubert. Une note manuscrite de Descharmes, conservée à la Bibliothèque nationale de France, donne l’identité de cette personne : il s’agit de M. E. de Launay qui habitait au 31 rue Bellechasse à Paris (BnF, N.A.F., 23.839, f° 342). De ce M. de Launay, on ne sait rien. Mais cette note d’identification prouve que Descharmes n’a pas inventé la citation. Si elle était sortie de son imagination, il n’aurait pas éprouvé le besoin de noter par écrit le nom d’un informateur. Par ailleurs, il aurait donné à la citation inventée une place éminente dans sa thèse, alors qu’il se contente de la citer en note, montrant ainsi qu’il n’accorde à ce témoignage qu’une importance secondaire. En bon universitaire sérieux, il ne la commente pas, se gardant de fonder aucune interprétation sur une base dont il ne cache pas la fragilité.

Outre le peu de notoriété des témoins, un autre facteur rend fragile la transmission : la durée qui s’est écoulée entre le moment où Flaubert aurait dit cette phrase et la date à laquelle Descharmes la recueille. « Me racontait dernièrement », écrit Descharmes en 1909. Amélie Bosquet est décédée en 1904. Flaubert et elle se sont connus en 1859, et ils se sont brouillés dix ans plus tard, après la publication de L’Éducation sentimentale. René Descharmes rapporte donc un souvenir vieux d’au moins quarante ans.

La postérité n’a retenu que la première partie de la citation, en négligeant la suite : « D’après moi ». Cette locution peut avoir plusieurs sens : selon moi ou à mon avis ; en me prenant pour modèle (comme dans l’expression d’après nature), ou encore « librement inspiré de », par exemple lorsqu’un adaptateur prend ses distances avec la lettre d’un texte en prévenant le lecteur ou le spectateur : œuvre d’après tel auteur.

Même si on ne tient pas compte de cette précaution oratoire qui introduit une marge d’incertitude dans l’identification entre l’auteur et le personnage, la déclaration de Flaubert ne s’accorde pas avec ce qu’il dit de son roman et de son personnage éponyme dans ses lettres.

Ce que Flaubert écrit dans ses lettres

Il est rare que Flaubert parle d’une similitude entre sa personne et Madame Bovary, personnage et roman. Tout au plus pourrait-on citer deux déclarations :

« Quant à l’amour, ç’a été le grand sujet de réflexion de toute ma vie. Ce que je n’ai pas donné à l’art pur, au métier en soi, a été là ; et le coeur que j’étudiais, c’était le mien. Que de fois j’ai senti à mes meilleurs moments le froid du scalpel qui m’entrait dans la chair ! Bovary (dans une certaine mesure, dans la mesure bourgeoise, autant que je l’ai pu, afin que ce fût plus général et humain) sera sous ce rapport, la somme de ma science psychologique et n’aura une valeur originale que par ce côté. En aura-t-il ? Dieu le veuille ! » (lettre à Louise Colet, 3 juillet 1852, Correspondance, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 124).

« Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une » (lettre à Louise Colet, 23 décembre 1853, Corr., t. II, p. 483).

À l’inverse, on ne compte plus les déclarations qui démentent toute identification de l’homme à son œuvre ou à son héroïne. En voici quelques-unes, classées par type de situation.

Pas de lien charnel

« Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang, je ne le porte point en mes entrailles, je sens que c’est de ma part une chose voulue, factice » (lettre à Louise Colet, 21 mai 1853, Corr., t. II, p. 329).

« Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi ; jamais ma personnalité ne m’aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l’espère bien), mais il me paraît difficile que j’en compose de plus habiles. Tout est de tête » (lettre à Louise Colet, 6 avril 1853, Corr., t. II, p. 297).

Pas de lien affectif

« La B[ovary] a été pour moi une affaire de parti pris, un thème. Tout ce que j’aime n’y est pas » (lettre à Edma Roger des Genettes, 30 octobre 1856, Corr., t. II, p. 644).

« Avec une lectrice telle que vous, Madame, et aussi sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc répondre à vos questions : Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ; je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L’illusion (s’il y en a une) vient au contraire de l’impersonnalité de l’œuvre » (lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857, Corr., t. II, p. 691).

Position d’extériorité

« Bovary, en ce sens, aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi. Cela devra me faire faire un grand pas par la suite. Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange » (lettre à Louise Colet, 26 juillet 1852, Corr., t. II, p. 140).

« Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sensible sont loin de ma manière naturelle. Dans Saint Antoine j’étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin. Aussi je n’y trouve aucune commodité » (lettre à Louise Colet, 13 juin 1852, Corr., t. II, p. 104).

Jugement dépréciatif

« Et puis ne vous comparez pas à la Bovary. Vous n’y ressemblez guère ! Elle valait moins que vous comme tête et comme cœur ; car c’est une nature quelque peu perverse, une femme de fausse poésie et de faux sentiments » (lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857).

Toutes ces citations radicales, construites sur le tout ou rien, vont dans le sens d’une prise de distance avec le sujet du roman, d’un sentiment d’étrangeté entre l’auteur et son œuvre, d’un démenti de l’identification. L’impersonnalité que Flaubert théorise pendant la rédaction de son roman est liée à cette absence d’affinités.

Le contexte énonciatif

Supposons que Flaubert ait vraiment prononcé cette phrase. On ne serait guère plus avancé pour la commenter, car on ne saurait rien du contexte dans lequel elle a été prononcée. « Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Mme Bovary », écrit Descharmes. La question est directe, mais il nous manque la circonstance, l’intention et le ton de la conversation, qui font la moitié d’un message oral. Flaubert peut répondre sur le ton de l’ironie, pour se débarrasser d’une question qu’il jugeait sans pertinence ou indiscrète. On sait que les relations entre les deux écrivains, très dissymétriques, se sont rapidement tendues à cause de désaccords esthétiques et idéologiques. Amélie Bosquet était une féministe militante : c’est d’ailleurs pour cette raison que les deux correspondants se fâcheront, l’écrivaine-critique n’ayant pas apprécié la façon dont Flaubert avait caricaturé dans L’Éducation sentimentale les revendications féministes de 1848, en particulier dans le personnage de La Vatnaz. On peut imaginer Flaubert répondant à son interlocutrice qui l’interrogeait sur l’héroïne de son premier roman : vous m’accusez de misogynie, et pourtant je connais aussi bien que vous le cœur des femmes, la preuve Madame Bovary, c’est moi.

Personnage ou roman ?

D’après le discours rapporté par René Descharmes, la réponse de Flaubert concerne bien « le personnage de Mme Bovary ».

Supposons encore que la phrase soit vraie, mais que le contexte ait été déformé dans la longue durée en passant de bouche à oreille. Flaubert ne répond pas à une question sur l’identité de son personnage, mais il parle de son œuvre.

La citation redevient crédible si l’on inverse l’italique et le romain : « Madame Bovary, c’est moi ! » Il ne serait plus alors question d’une identification avec le personnage éponyme, mais avec le roman tout entier, personnages, choses et paysages, au sens, précisément, où Flaubert disait qu’en écrivant la scène de la « baisade » en forêt entre Emma et Rodolphe, il devenait « homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois », et bien plus : « j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge » (lettre à Louise Colet, 23 décembre 1853, Corr., t. II, p. 483). Au lieu de transfuser sa personne dans un personnage, le romancier impersonnel éprouve le plaisir, dans un mouvement panthéiste, « de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle ». Ne pas s’écrire à la première personne apparaît alors comme la condition pour faire accéder le Tout à la représentation. Flaubert n’est pas Madame Bovary mais le roman qui porte son nom. Alors, l’énoncé devient acceptable, en cohérence avec les citations de la correspondance.

Fortune de la citation

Il ne suffit pas de mettre en doute la véracité de cette citation ; encore faut-il tenter d’expliquer son succès, sa « fortune », comme on disait autrefois.

On aura peut-être fait un pas vers la solution en prenant conscience que Flaubert a réellement écrit « saint Antoine, c’est moi » et « Frédéric Moreau, c’est moi », mais que ces déclarations n’ont pas la notoriété de « Madame Bovary, c’est moi ».

Saint Antoine

« J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine » (lettre à Louise Colet, 31 janvier 1852, Corr., t. II, p. 40).

« J’ai toujours péché par là, moi ; c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait. À la place de saint Antoine, par exemple, c’est moi qui y suis […] » (lettre à Louise Colet, 5-6 juillet 1852, Corr., t. II, p. 127).

Frédéric Moreau

Premier scénario de L’Éducation sentimentale : « le mari, la femme, l’amant. Me Sch[lesinger]. – Mr Sch. Moi » (scénario de 1862 ; Carnet de notes no 19, f° 35).

« […] Frédéric, qui n’est autre que Flaubert […] », Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires [1882-1883], Aubier, 1994, p. 581.

Certes, saint Antoine et Frédéric Moreau sont moins « populaires » que Madame Bovary, dans ce sens qu’ils n’ont pas donné par dérivation de noms communs désignant un type humain, comme le bovarysme. Mais surtout, ce sont des personnages masculins, et l’identification entre un auteur homme et un personnage du même sexe semble aller de soi.

Si « Madame Bovary, c’est moi » a connu une telle diffusion, c’est en grande partie parce que la formule est censée avoir été dite par un homme. Baudelaire le premier relevait que l’auteur avait dû « se faire femme » pour créer une héroïne qui, en retour, était « restée un homme », formant un « bizarre androgyne » (L’Artiste, 18 novembre 1857).

La phrase prêtée à Flaubert a la force de la formule de Rimbaud : « Je est un autre » frappe par l’accord du verbe à la troisième personne, c’est-à-dire avec l’attribut et non avec le sujet. « Madame Bovary, c’est moi » accorde le féminin avec le masculin : Je est une autre, une autre est moi.

NB. Jean Bruneau a relevé une semblable formule attribuée à Cervantès : « Don Quichotte, dit-il avec un triste sourire, don Quichotte, c’est moi » (Édouard Leclerc, « L’un et l’autre », Musée des Familles, 1836-1837, p. 49, cité par Jean Bruneau dans Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert, 1831-1845, Armand Colin, 1962, p. 479, n. 19). Le « triste sourire » de l’auteur signe pour la légende son identification au Chevalier à la Triste figure…

Février 2014

Yvan Leclerc, « «Madame Bovary, c’est moi», formule apocryphe », Centre Flaubert [en ligne]. https://flaubert.univ-rouen.fr/labo-flaubert/ressources-par-%C5%93uvre/madame-bovary/madame-bovary-cest-moi-formule-apocryphe/ (consulté le 28 mars 2024).

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