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L'enfance de Paul et de Virginie
Madame de la Tour, mère
de Virginie, après avoir éprouvé de grands revers
de fortune, avait eu la douleur de rester veuve avant la naissance de
Virginie qui vint au monde quelques mois après la mort de son père.
Marguerite, mère de Paul, était une amie de Mme de la Tour : elle avait aussi éprouvé de grands malheurs, et était
restée seule avec son fils Paul, alors âgé de quelques
mois.
Les deux amies vivaient
ensemble pour se consoler mutuellement de leur infortunes. Les deux jeunes
mères et leurs enfants ne formaient qu'une famille ; élevés
ensemble dans le même berceau, les deux enfants grandissaient et
rivalisaient en gentillesse, nourrissant l'un pour l'autre une sympathie,
un penchant irrésistible.
Si Virginie pleurait,
Paul pleurait aussi, et réciproquement. Quand Paul pleurait, on
n'avait qu'à lui montrer Virginie pour le faire sourire aussitôt.
Cette amitié si tendre des deux enfants ne fit que s'accroître
en grandissant ; ils étaient inséparables et jamais
on ne les voyait l'un sans l'autre. Mme de la Tour possédait une
esclave négresse nommée Marie qui s'occupait des soins du
ménage ; de son côté, Marguerite possédait
un esclave noir nommé Domingue, qui cultivait la terre et subvenait
aux besoins de la maison.
Souvent Paul suivait
Domingue dans les bois pour cueillir de belles fleurs, ou quelques fruits
délicieux, ou quelques nids d'oiseaux qu'il rapportait pour les
offrir à Virginie. De son côté Virginie, pendant l'absence
de Paul, lui préparait quelque bonne friandise qu'elle lui offrait
à son retour.
C'est ainsi que Paul et
Virginie grandirent en s'aimant sous les yeux de leurs parents, heureux
de la tendresse réciproque de leurs enfants.
Source : la légende de l'image
d'Épinal
Suite
de l'histoire...
Ce
bonheur est fragile. Les enfants deviennent adolescents : Virginie découvre
dans la souffrance son amour pour Paul ; un ouragan détruit
la métairie ; une tante se manifeste soudain et demande qu'on
envoie Virginie en France car elle désire l'éduquer et en
faire son héritière.
La séparation est
un déchirement. Mais Virginie ne peut supporter l'éducation
de sa tante et la vie européenne ; elle revient dans son île
natale. Une tempête éclate au moment où le bateau
va aborder. Dans le naufrage, la chaste Virginie refuse de se déshabiller
pour pouvoir être sauvée. Elle se noie sous les yeux de Paul.
Inconsolable, le jeune
homme ne tardera pas à mourir. Un peu plus tard, les deux mères
mourront à leur tour.
Critique de l'oeuvre,
par Gustave Lanson
L'oeuvre la plus populaire
de Bernardin de Saint-Pierre est Paul et Virginie. C'est la même
puérilité de philosophie que dans les Études
de la nature, avec une psychologie étonnamment courte. Deux
enfants s'aiment ingénument depuis leur naissance. Ignorants
et pauvres, loin de toute civilisation, sans contact avec la société,
affranchis des usages tyranniques, des préjugés corrupteurs,
des faux besoins, des vaines curiosités, ils sont heureux et
vertueux.
La société
les sépare : Virginie est appelée en France par une
parente riche, donc égoïste. Notre monde effraie, dégoûte
sa pauvre âme ; elle revient, et meurt dans un naufrage,
sous les yeux de paul. Paul et les deux mères meurent bientôt.
Nul enjolivement, pas
desprit, pas dintrigue, pas de peinture de moeurs. Une promenade
de Paul et Virginie, une averse torrentielle, la crise du départ,
la tempête où se perd le Saint-Géran :
voilà les événements et les ressorts de lémotion. Le
cadre est séduisant : cest la nature des tropiques
avec sa richesse éclatante et ses étranges violences.
Deux ou trois paysages de lÎle de France, deux ou trois
états du ciel : rien de plus, et cela suffit. Pas de rhétorique,
mais un impressionnisme sincère et puissant. Des mots propres,
inouïs, bizarres, palmistes, tatamaques, papayers,
dressent devant les imaginations françaises, toute une nature
insoupçonnée et saisissante. À peine quelques fausses
notes que la sentimentalité philosophique de lépoque
ne remarquait pas : « les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur ». Ailleurs « ces paisibles enfants de la nature » sont des singes qui se balancent dans les hauts cocotiers.
Rousseau nous montrait Montmorency, la Savoie, la Suisse, une nature
connue et familière. Ici, nous sommes dépaysés ;
et létrangeté de ce monde exotique a une force particulière
pour exciter en nous le sentiment des beautés naturelles.
Leffet
de ce petit roman fut immense en 1787. Les beaux esprits avaient bâillé
quand lauteur lavait lu chez madame Necker : ils ne
comprenaient pas quils étaient dépassés.
Sur le monde malade dun abus desprit, lassé de la
vie la plus artificielle qui fut jamais, disposé déjà
par Jean-Jacques à goûter le sentiment plus que la pensée,
cette églogue rafraîchissante tomba. Linnocence naïve,
la nature sauvage, cela reposait du raffinement extrême des idées
et des moeurs ; cela remplissait le vide secret, consolait le profond
ennui des curs.
Nous
en rabattons un peu aujourdhui. Léglogue paraît
mince et fade. Il ne faut pas comparer ce couple de Paul et Virginie
aux amoureux de Dante ou de Shakespeare, à Paolo et Fancesca,
à Roméo et Juliette. Cependant Bernardin de Saint-Pierre
a créé deux types, qui vivent : ce nest pas
peu sans doute. Ce ne sont pas deux caractères, ce sont deux
noms, quelques sentiments élémentaires, simples, larges,
plus rêvés quobservés, quelques attitudes
gracieuses ou touchantes ; cest un doux et triste songe damour
pur, par lequel lhumanité se repose des réalités
rudes. Paul et Virginie sont dirréelles et suaves figures
de poème ; un sentiment élégiaque et lyrique
les a créées. Ils sont de la famille des êtres que
créeront Chateaubriand, Byron et Lamartine. Mais ils sont tout
détachés de lauteur qui les a formés, indépendants
aujourdhui de sa certaine personnalité, élevés
à linfinie réceptivité des légendaires
symboles. Et enfin, grande nouveauté, ils sont très sensiblement
conçus selon un idéal précis de beauté formelle.
[
]
Voilà comment Bernardin de Saint-Pierre a puissamment contribué
au renouvellement de la littérature. Linsignifiance de
lidée fait ressortir plus fortement limpression poétique
ou pittoresque. Avec une philosophie moins niaise, il représenterait
moins bien un moment décisif de lévolution du goût
en France.
[Note : Bernardin
de Saint-Pierre a inventé la mer. Elle navait pas sa place
encore dans la littérature française à part quelques
vers de Saint-Amant. Elle fait une entrée triomphale par le Voyage
à lÎle de France et par Paul et Virginie. Byron en Angleterre n'est venu qu'un quart de siècle plus tard.]
Gustave Lanson, Histoire de la littérature française,
1894 |