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Monseigneur, j'étais donc encore destiné à rendre ce devoir
funèbre à très haute et très puissante princesse
Henriette Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Elle, que j'avais
vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à
la reine sa mère, devait être si tôt après
le sujet d'un discours semblable, et ma triste voix était réservée
à ce déplorable ministère.
Ô vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leurs destinées ! L'eût-elle cru, il y a dix mois ? Et vous, messieurs, eussiez-vous
pensé, pendant qu'elle versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle
dût si tôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands royaumes,
n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât votre absence,
sans être encore réduite à pleurer votre mort ?
Et la France, qui vous revit, avec tant de joie, environnée d'un
nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphes
pour vous, au retour de ce voyage fameux, d'où vous aviez remporté
tant de gloire et de si belles espérances ?
Vanité des
vanités, et tout est vanité ! C'est la seule parole
qui me reste ; c'est la seule réflexion que me permet, dans un
accident si étrange, une si juste et si sensible douleur.
Aussi
n'ai-je point parcouru les livres sacrés pour y trouver quelque
texte que je pusse appliquer à cette princesse. J'ai pris, sans
étude et sans choix, les premières paroles que me présente
l'Ecclésiaste, où, quoique la vanité ait été
si souvent nommée, elle ne l'est pas encore assez à mon
gré pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur
déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une
seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs
humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à
tous les événements de notre vie, par une raison particulière
devient propre à mon lamentable sujet ; puisque jamais les vanités
de la terre n'ont été si clairement découvertes,
ni si hautement confondues.
Non, après ce que
nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un
songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs
ne sont qu'un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté
le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités,
et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout
ce que nous sommes. [...]
Considérez,
Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant
que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir.
Leur élévation en est la cause ; et il les épargne
si peu, qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du
reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été
choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude
pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve
par le même coup qui nous instruit.
Nous devrions être
assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise
à nos coeurs enchantés de l'amour du monde, clui-ci est
assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô
nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat
de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame
est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme
si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au
premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud
de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le coeur
de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur
et le désespoir, et l'image de la mort. Le Roi, la Reine, Monsieur,
toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré ; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète : le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains
tomberont au peuple de douleur et d'étonnement.
Mais
et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur,
en vain le Roi même tenait Madame serrée par de si étroits
embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre, avec saint
Ambroise : Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam : « je serrais les bras ; mais j'avais déjà perdu
ce que je tenais ».
La
princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres,
et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi
donc ! elle devait périr si tôt ! Dans la plupart des hommes
les changements se font peu à peu, et la mort les prépare
ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé
du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin, elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir, nous la vîmes
séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l'écriture
sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être
pour cette princesse si précises et si littérales ! [...]
Extraits
de l'Oraison funèbre de
Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans
prononcée à Saint-Denis le 21 jour d'aoust, 1670
par Messire Jacques-Bénigne Bossuet. |