Comptes rendus
Deux comptes rendus valent mieux qu'un.
Alain Ferry, Mémoire d'un fou d’Emma, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2009.
L’amant d’Emma
Peu après la parution de
Madame Bovary, Flaubert reçut la lettre enthousiaste d’une vieille fille neurasthénique,
Mademoiselle Leroyer de Chantepie. Alors que la plupart des critiques autorisés dénonçaient la lascivité, voire la lubricité
d’Emma, Vénus normande à sa proie attachée, Mademoiselle Leroyer de Chantepie s’extasiait sur la vérité de ce tableau d’une
épouse malheureuse au fin fond de la province normande. Lorsque cette lectrice de la première heure se mit à envoyer au jeune
romancier des missives où elle se livrait avec volupté aux récits de ses misères, Flaubert, n’osant lui suggérer de prendre un
amant, lui conseilla le travail, les voyages, moins de complaisance narcissique, et surtout la lecture de Montaigne. Mais, ajouta-t-il,
« lisez-le lentement, posément ! Il
vous calmera [...] Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme
les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez
pour vivre » (
Correspondance, II, p. 731).
Le narrateur de
Mémoire d’un fou d’Emma ne souffre pas de neurasthénie. Lui aussi lit pour vivre, ou plutôt pour survivre
à une rupture douloureuse avec sa bien-aimée Eva. Lassée apparemment des lectures interminables d’un époux rétif à l’aventure de la
paternité, celle-ci a pris le large avec un capitaine au long cours, substituant ainsi au commerce des livres et à la sensualité conjugale
l’enivrante exploration de nouveaux continents du désir. Faute de pouvoir faire revenir à lui son épouse, le narrateur décide de se vouer
corps et âme à l’égérie insurpassée de l’adultère, Emma Bovary. Ce qui pourrait, passer à première vue pour du masochisme – le narrateur éconduit,
« officier des lettres » comme Charles était « officier de santé », ne risque-t-il pas en effet de se retrouver dans le rôle
peu amène du mari
trompé ? – relève en fait d’une stratégie thérapeutique délibérée : convaincu des effets bénéfiques de la lecture et de l’écriture,
le narrateur espère se libérer de sa passion malheureuse pour Eva en transférant son énergie désirante sur l’héroïne de
Madame Bovary,
laquelle, à la différence de l’épouse envolée, reste à tout instant disponible. A la faveur d’une opération alchimique, la passion pour
Emma est censée occulter le souvenir douloureux d’Eva : « Au plomb d’une femme réelle et désormais absente serait substitué l’or d’un être
fictif, qui certes n’existe pas, mais qui nous hante à présent. L’amour est mort, vive l’amour. Eva, fous le camp. Venez, Emma » (46).
C’est compter sans la dislexie, riche en souffrances, de l’alchimie amoureuse : l’évocation d’Emma conjure immanquablement
le souvenir d’Eva de sorte que les deux figures archétypales de la séduction attisent de leurs feux réciproques la flamme du narrateur.
Un double récit se développe : d’une part, les souvenirs voluptueux d’une intimité révolue avec Eva, souvenirs sur lesquels se greffent
les fantasmes – conjurés avec la ferveur masochiste du jaloux – des séances lubriques auxquelles Eva se livre en compagnie de son nouvel
amant. D’autre part, une célébration émerveillée du corps d’Emma dont le narrateur se veut le chevalier servant et l’amant magnifique.
Tout à sa nouvelle passion, celui-ci aurait pu retracer, en amoureux transi, les différents jalons de sa conquête sur une Carte du Tendre
(une telle carte apparaît dans le texte sous la forme d’un motif, résistant au lavage, imprimé sur une culotte offerte à Eva). A ce code
amoureux il préfère substituer une cartographie érotique livrée sans entraves aux méandres du désir. Dans la tradition du blason,
le narrateur parcourt le corps d’Emma en mobilisant dans cette exploration amoureuse les cinq sens, y compris ceux réputés les plus
primaires, l’odorat et le toucher : l’enjeu est de « lécher la beauté d’Emma, dont chaque note charnelle égale la symphonie parfaitement
achevée de son corps écrit » (53). Un passage sur l’âme d’Emma se glisse entre l’évocation de son sexe et celle de ses fesses, réalisant
ainsi dans le corps même du texte la proximité entre spiritualité et luxure revendiquée par Flaubert et inhérente au personnage,
être double dont les chutes semblent autant d’assomptions : les yeux d’Emma ne sont-ils pas « beaux et profonds, avec des pupilles
d’ange et du sexe à leurs cils » (73) ?
Partisan de la « chirurgie de l’érotisme esthète » (40), le narrateur considère la caricature de Lemot représentant Flaubert
sous les traits d’un chirurgien comme une « image totémique de sa curiosité » (125). Certes, le blason puise l’une de ses inspirations
dans la tradition anatomique. Baudelaire – dont la poésie hante le texte – n’a pas manqué, par ailleurs, de comparer l’amour à une
opération chirurgicale. Le « fou d’Emma » cherche à ouvrir le corps d’Emma, à en scruter l’intérieur et à en pénétrer l’intimité.
Mais ce qui s’opère ici relève plus de la passion fétichiste que d’une intervention chirurgicale. Dans son déshabillage de la jeune femme,
Alain Ferry, fasciné par les dessous d’Emma, tant vestimentaires que textuels, peut se réclamer à bon droit de son patron Flaubert.
Il puise en effet matière et justification à ses fantasmes dans les avant-textes, là où les détails scéniques n’ont pas encore été
passés au tamis de l’esthétique suggestive : ainsi de la fameuse scène de la « baisade » avec Rodolphe. Par un mimétisme spéculaire,
il cède, comme son héroïne, à la pente de ses désirs et se forge, sous l’impulsion de fantasmes résolument masculins, une Emma selon
ses voeux en expurgeant méthodiquement tout ce qui pourrait viriliser ou rendre androgyne celle qu’il souhaite femme jusqu’au bout.
De qui le narrateur est-il l’amant ? Le
Mémoire d’un fou d’Emma est avant tout une célébration de la littérature et des
jouissances qu’elles peut procurer : « Parce que Emma, notre Emma, est tout uniment l’amour de la littérature à sa proie attachée » (124).
En amoureux des mots, Alain Ferry fête son héroïne dans une prose truculente, érudite et recherchée, mêlant les registres de style et
ne reculant pas devant les calembours ni l’auto-dérision. L’écriture s’affirme dans sa force ludique et jubilatoire, ouverte à la sensualité
de la création verbale. Elle célèbre également, à la faveur d’un bovarysme assumé, l’ivresse salvatrice de la lecture et de l’illusion
littéraire, antidotes éprouvés pour chasser la fadeur, les chagrins et l’amertume de l’existence.
C’est dans cette jubilation de l’écriture que le narrateur s’affranchit le plus de son double romanesque. Les métaphores bovines qui
collent au personnage de Charles deviennent sous sa plume l’occasion d’une variation virtuose sur le thème des vaches et des vacheries de
l’existence. Ainsi ces autoportraits où le narrateur se compare à un « animal d’abattoir », évoque sa « trogne de bête à corne » (13),
se décrit comme un « veuf bovin » poussant d’ « élégiaques meuglements » (20), esquisse un « portrait de l’artiste en broutard » (20),
se trouve « bête à manger du foin » (21), sans compter le « plaisir bovin » (67) que lui procurent la rumination littéraire et la lecture
de passages recopiés avec soin. Jusqu’à une réécriture débridée des comices célébrant l’accouplement orgiaque d’Eva, vache sublime, et de
son taureau marin.
« Mémoire d’un fou d’Emma. » Outre l’allusion à l’œuvre de jeunesse de Flaubert, le titre mobilise le double sens, masculin et féminin,
du mot « mémoire ». Par un vaste réseau de références critiques, littéraires et cinématographiques, le texte reprend, à sa manière,
l’exercice académique visant à étayer l’étude d’une oeuvre sur une connaissance maîtrisée des sources et des commentaires. Alain Ferry,
dans cette multiplication des références, rompt avec l’idéal flaubertien d’une prose dont l’érudition doit rester dissimulée. Le texte,
ouvert à la réminiscence et l’anamnèse, noue également un lien consubstantiel avec la mémoire. Trame essentielle du vécu, celle-ci se révèle
– comme Flaubert le savait si bien – source de tourments et puissant ressort du désir.
Que nous apprend ce mémoire ? Qu’il faut aimer Emma pour la comprendre. Aux antipodes de la glose académique, la lecture désirante se
révèle particulièrement à même d’approcher une héroïne qui a fait du désir sa raison d’être. Elle restitue à Emma une sensualité et une
sexualité irradiantes et transgressives, ainsi qu’un indéfectible pouvoir de révolte. Emma a beau poursuivre sa soif d’idéal, sa quête
d’absolu et son désir d’amour jusque dans la mort, les jouissances auxquelles elle aspire n’ont rien de mortifère. Elles sont affirmation
de la vie face à ce que l’existence peut avoir d’inerte et de sclérosé avec son carcan de convenances et de routines. Si le narrateur,
dans son fanatisme amoureux, fait ressortir la part d’ombre du personnage, son « noyau de nuit » (212), il révèle également le rayonnement
de celle pour qui la dépense n’était pas un vain mot.
Alain Ferry, soucieux de ne commettre aucun « péché de “scandaleuse décence” », donne corps à ce que l’art flaubertien de la suggestion
avait estompé. Pourtant, après avoir renoncé à une tirade sur le « beau séant » d’Emma, il se demande si les considérations esthétiques à
l’origine de cette suppression ne cachent pas elles aussi une forme d’auto-censure, une soumission à la bienséance analogues à l’ascèse que
Flaubert aurait imposée à son roman. Jusqu’où le célibataire non encore endurci doit-il pousser la mise à nu de la mariée sans risquer de
priver l’imagination et le désir de leur indispensable clair-obscur ?
Il est dans l’ordre des choses que ce narrateur lisant pour lire et lisant comme il respire, finisse par tomber amoureux de sa libraire
Evelyn. Cette retombée dans le quotidien laisse toutefois intact le regard porté sur l’héroïne de Flaubert. En lecteur aimant et avisé,
Alain Ferry se garde d’emprisonner le personnage dans un jugement définitif : il laisse à Emma son aura insaisissable, sa part d’étrangeté
et sa nature illimitée.
Florence Vatan (septembre 2009)
Julian Barnes, Rien à craindre, traduction de Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 2009.