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Paru
la même année que les deux versions contradictoires des amours de George
Sand et de Musset (Elle et lui par Sand ; Lui et elle
par Paul de Musset, frère d'Alfred mort en 1857), le roman de Louise
Colet met en scène, sur le mode semi-autobiographique, des figures célèbres
de l'histoire littéraire, facilement
identifiables.
La marquise Stéphanie de
Rostan fait le récit de ses amours, deux ans après la mort de son amant
Albert de Lincel. Veuve et mère d'un enfant de sept ans, elle écrit pour
gagner sa vie. Elle est la maîtresse épisodique de Léonce, écrivain
solitaire qui vit à distance, quand elle rencontre Albert, poète au «corps
dévasté» et à «l'esprit malade et fantasque» (chap. 3). Léonce
l'encourage par lettres à fréquenter Albert, qui attend de sa muse un
salut personnel et artistique : «Aimez-moi et sauvez-moi de la vie
que je mène» (chap. 6). Elle se croit capable de cette tâche, malgré
le scepticisme de Léonce ; elle s'attache au beau génie tourmenté
où luttent la tristesse et l'ironie, mais elle reste sous la domination
hautaine de l'amant lointain. Pour la prendre au jeu, Albert raconte ses
amours malheureuses avec Antonia Black (chap. 11 à 20), parmi lesquelles
on a tôt fait de repérer quelques épisodes connus : la liaison
avec un «pâle pianiste», la promenade en forêt de Fontainebleau,
Venise, l'aventure avec le docteur Tiberio Piacentini... Stéphanie reste
déchirée entre les deux hommes, qui se croisent dans son escalier (chap. 24).
Le poète meurt par «une belle nuit de mai» (chap. 28) ; sa maîtresse
de coeur découvre alors qu'elle le préférait à l'indiffèrent Léonce.
Le centre du livre (un récit dans le
récit) est occupé par la transposition de la liaison entre Musset
(Albert de Lincel, presque linceul) et George Sand (Antonia Black, «attentive,
douce, glacée, impénétrable»). Il s’agit moins, dans cette troisième
version, de désigner le ou la coupable, que d’accuser la passion au
temps présent, en partageant les torts entre les amants : «Dans
notre civilisation raffinée, l’amour complet est impossible entre deux
êtres également intelligents, mais d’une organisation différente et
possédant chacun les facultés de se combattre» (chap. 20).
Reste
le troisième personnage, qui brille par son absence physique, Léonce :
c'est évidemment Flaubert avec qui Louise Colet règle des comptes,
quatre ans après leur rupture comme elle l'avait déjà fait en 1856 dans
Une histoire de soldat. Contrastant avec l'omniprésence du poète
entreprenant, Léonce n'apparaît que par ses lettres, que Stéphanie fait
lire à Albert.
Le solitaire de Croisset se profile en
quelques rares passages qui font aujourd'hui le prix du roman : «Il
vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique à un grand livre»
(Madame Bovary à l'époque) ; «L'autre, là-bas, loin de
moi, dans son orgueil laborieux et l'éternelle analyse de lui-même, il
n'aimait point ; l'amour n'était pour lui qu'une dissertation,
qu'une lettre morte ! (chap. 6) ; « [...] la monstrueuse
personnalité de Léonce s'accroissant sans cesse dans la solitude comme
les pyramides du désert grossissent toujours sous les couches de sable stérile
qui les recouvrent et les étreignent» (chap. 21).
Le plat roman de Louise Colet
(donnant rétrospectivement raison à Flaubert quand il écrivait à la
Muse qu'avec la passion personnelle, on fait de la détestable littérature)
prend un peu de relief si on le croise avec les lettres réelles de
Flaubert et avec les Memoranda de Louise Colet (publiés en
appendice à la Correspondance de Flaubert, Pléiade, t. I, 1973).
On laissera le jugement final au
principal intéressé ; lecture faite de Lui, Flaubert écrit
à Ernest Feydeau : «Tu y reconnaîtras ton ami arrangé d'une belle
façon. [...] Mais quel piètre coco que le sieur Musset ! [...]
Quant à moi j'en ressors blanc comme neige, mais comme un homme
insensible, avare, en somme un sombre imbécile. Voilà ce que c'est que
d'avoir coïté avec des Muses !» (lettre du 12 novembre 1859).
BIBLIOGRAPHIE
Lui, Genève, Slatkine
Reprints, 1973.
Yvan
Leclerc |
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