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À Madame Jules Sandeau.
[Croisset] Samedi 30 septembre [1er
octobre 1859].
[Pléiade : 1 octobre 1859]
Je suis tout étourdi et ébloui par les
deux nouveaux volumes d’Hugo, d’où je sors à l’instant. J’ai des
soleils qui me tournent devant les yeux et des rugissements dans les oreilles.
Quel homme ! – Mais parlons de vous.
Comme c’est aimable de m’avoir
écrit ! De vous être souvenue de moi ! Cette ingrate de fièvre
est-elle passée ? L’eau est un peu froide pour la mener aux bains. Voici
l’hiver qui vient, et tantôt, la Seine déferlait au pied de mon mur avec des
airs d’océan. Il paraît que c’est l’équinoxe et que les marées doivent
être ainsi ? Pourquoi doit-on crier contre l’hiver ? Quant
à moi, je vois revenir avec plaisir la saison des grands feux et des longues
heures sous la lampe. C’est d’ailleurs le temps où je sors de mon antre –
où je retourne à Paris – où je pourrai vous revoir. Comme j’espère
bavarder chez vous dans deux mois.
J’ai eu, ces dernières semaines (et j’ai
encore), des inquiétudes et des tracas domestiques assez graves. On a beau
vouloir s’écarter de toutes les affaires et affections humaines, on tient
toujours à la terre ; et on n’a pas fait trois pas qu’on se déchire
à toutes les épines ou qu’on barbote dans des fanges. Votre charmant
souvenir m’a fait grand bien, je vous assure.
J’ai beaucoup songé à vous, depuis que
je vous sais à Honfleur. Voilà un depuis qui n’est guère
convenable ? Mais j’ai longtemps vécu dans ce pays-là. Quelque chose de
mon coeur y est resté. C’était une rencontre, peut-être ?
Si vous tenez à savoir ce que je fais,
apprenez que je suis au milieu des éléphants et des batailles. J’éventre
des hommes avec prodigalité. Je verse du sang. Je fais du style cannibale.
Voilà.
Et puis – et surtout – je vous baise les
deux mains.
Donnez-moi donc, je vous prie, votre
numéro, dont je doute.
Je veux que ceci vous arrive avant lundi. Je
n’avais plus que ce soir pour vous écrire. Mais ne jugez pas mon affection
aussi courte que ma lettre !
***
À Mademoiselle Leroyer de Chantepie.
[Rouen, 8 octobre 1859].
Vous devez croire que je vous ai
oubliée ! Il n’en est rien. Mais il faut pardonner un peu de paresse à
un pauvre homme qui garde la plume à la main toute la journée et qui se couche
le soir, ou plutôt le matin, éreinté comme un casseur de cailloux.
Dans votre dernière lettre du 23 juin, vous
me disiez que vous deviez aller à Nantes. Avez-vous fait ce voyage et vous en
êtes-vous bien trouvée ? Non, n’est-ce pas ? Quand on a une
douleur, on la porte avec soi partout. Les plaies ne se déposent pas comme les
vêtements, et celles que nous aimons, celles qu’on gratte toujours et qu’on
ravive ne guérissent jamais.
Je ne puis rien faire pour vous que vous
plaindre, pauvre âme souffrante ! Tout ce que je vous dirais, vous le
savez ; tous les conseils que je vous donnerais, on vous les donne.
Mais pourquoi n’êtes-vous pas plus
obéissante et n’essayez-vous pas ? J’ai vu des personnes dans un état
déplorable finir par se trouver mieux à force de recevoir du monde, d’entendre
de la musique, d’aller au théâtre, etc. Venez donc un hiver à Paris et
prenez avec vous une jeune fille gaie qui vous mènera partout. Le spectacle de
la gaieté rend heureux quand on a le coeur bon. Faites l’éducation d’un
enfant intelligent, vous vous amuserez à voir son esprit se développer.
Pendant que vous étiez dans vos
souffrances, j’étais dans les miennes ; j’ai été physiquement malade
le mois dernier, par suite d’une longue irritation nerveuse due à des
inquiétudes et tracas domestiques. Les difficultés de mon travail y avaient
peut-être aussi contribué. J’écris un gros livre ; il est lourd et il
me pèse quelquefois.
Enfin, me voilà bientôt à moitié ;
j’ai presque écrit six chapitres ! Il m’en reste encore sept. Vous
voyez que j’ai encore de la besogne.
Une chose magnifique vient de
paraître : la Légende des siècles, de Hugo. Jamais ce colossal
poète n’avait été si haut. Vous qui aimez l’idéal et qui le sentez, je
vous recommande les histoires de chevalerie qui sont dans le premier volume.
Quel enthousiasme, quelle force et quel langage ! Il est désespérant d’écrire
après un pareil homme. Lisez et gorgez-vous de cela, car c’est beau et sain.
Je suis sûr que le public va rester
indifférent à cette collection de chefs-d’oeuvre ! Son niveau moral est
tellement bas, maintenant ! On pense au caoutchouc durci, aux chemins de
fer, aux expositions, etc. , à toutes les choses du pot-au-feu et du
bien-être ; mais la poésie, l’idéal, l’Art, les grands élans et les
nobles discours, allons donc !
À propos de choses élevées, lisez donc
les travaux de Renan.
Que dites-vous de tous les mandements des
évêques à propos de l’Italie. Comme c’est triste ! Il est immonde,
ce clergé, qui défend et bénit toutes les tyrannies, jette l’anathème à
la liberté, n’a d’encens que pour le pouvoir et se vautre bassement devant
la chose reçue ; quand même, toutes ces soutanes qui se cousent au
drap du trône me font horreur !
Avez-vous lu la Question romaine, d’Edmond
About. Cela est très spirituel et très vrai pour quiconque a vu l’Italie ;
on ne peut faire à ce livre aucune objection sérieuse, et néanmoins ce n’était
pas là ce qu’il fallait dire. La question devait être prise de plus
haut ; cela manque de maîtrise. – Il me semble que tout craque sur la
terre depuis la Chine jusqu’à Rome. – Le musulmanisme, qui va mourir aussi,
se convulsionne. Nous verrons de grandes choses. J’ai peur qu’elles ne
soient funèbres.
Adieu, je vous serre les mains bien
affectueusement.
Le verre de votre portrait accroché dans ma
chambre, sur une porte, s’est fêlé ces jours-ci ? J’ai de ces
superstitions. Vous est-il arrivé quelque malheur ?
***
À Ernest Feydeau.
[Croisset, première quinzaine d’octobre
1859].
[Pléiade : octobre 1859]
Ta lettre m’a navré, mon pauvre
Feydeau ! Que veux-tu que je te dise ? Quelle banalité t’offrir ?
Je pense beaucoup à toi, voilà tout. Est-ce qu’il n’y a plus aucun
espoir ? Pauvre petite femme ! C’est affreux ! Tu as et tu vas
avoir de bons tableaux et tu pourras faire de bonnes
études ! C’est chèrement les payer. Les bourgeois ne se doutent guère
que nous leur servons notre coeur. La race des gladiateurs n’est pas morte,
tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses agonies. Comme tu dois être
éreinté, écrasé, brisé ! Le seul moyen dans ces crises-là de ne pas
trop souffrir, c’est de s’étudier soi-même démesurément, et la chose est
possible, car l’esprit a une acuité extraordinaire.
Ma mère me charge de te dire combien elle
te plaint ; elle a si profondément passé par là !
Adieu, mon pauvre vieux, bon courage.
Je t’embrasse.
***
À Ernest Feydeau.
[Croisset] Mercredi soir
[fin octobre, après le 18, ou début
novembre 1859].
[Pléiade : 26 octobre 1859]
Tu m’as écrit une très belle et très
navrante, très lamentable lettre, mon pauvre Feydeau ! Quand ta douleur
sera plus sourde, nous en recauserons. Mais, au nom de la seule chose
respectable en ce monde, au nom du Beau, cramponne-toi des deux mains, bondis
furieusement de tes deux talons et sors de là ! Je sais bien que la
douleur est un plaisir et qu’on jouit de pleurer. Mais l’âme s’y dissout,
l’esprit se fond dans les larmes, la souffrance devient une habitude et une
manière de voir la vie qui la rend intolérable.
As-tu maintenant cuvé tout ton
chagrin ? As-tu bien ruminé l’amère pâture de tes souvenirs ? T’es-tu
fait une grande orgie avec ta tristesse étalée ? Depuis quinze jours je
peux dire que je songe à toi, à travers tout. Je te vois, seul, dans ta
maison, allant et venant par les appartements vides, et t’asseyant devant ta
table, et mettant dans tes deux mains ta tête plus lourde qu’une montagne et
brûlante comme une forge.
Ne te révolte pas devant l’idée de l’oubli.
Appelle-le plutôt ! Les gens comme nous doivent avoir la religion du
désespoir. Il faut qu’on soit à la hauteur du destin, c’est-à-dire
impassible comme lui. À force de se dire : "Cela est, cela est, cela
est", et de contempler le trou noir, on se calme.
Tu es jeune encore. Tu as, je crois, dans le
ventre, de grandes oeuvres à pondre. Pense qu’il faut les faire. Oui, qu’il
faut, et je te prie de remarquer que je ne te donne aucune consolation.
Je regarde ce genre de choses comme une
injure.
Si Gautier a été à l’enterrement, sois
sûr qu’il a fait, dans sa pensée, une chose héroïque (je le connais depuis
longtemps), et il faut lui en savoir gré. Ce qui ne serait rien pour un autre
était pour celui-là excessif. Balaye tout et arrange-toi pour qu’il
revienne. Si j’étais à Paris je m’en chargerais. Tu peux lui faire parler
par quelqu’un. Sois bon ! C’est plus commode d’ailleurs.
Et maintenant, parlons de tes affaires.
Est-ce qu’elles sont aussi désespérées que tu les fais ? Quittes-tu la
Bourse définitivement, absolument ? N’y trouves-tu plus le moyen d’y
gagner de quoi vivre ? S’il en est ainsi, cherche quelque chose d’analogue.
Tu connais l’argent, ne le quitte pas, bien qu’il te quitte momentanément.
Car tu es, sous ce rapport, un monsieur à retomber toujours sur ses pattes.
Quant à la littérature, je crois qu’elle pourrait te rapporter suffisamment,
mais (et le mais est gros) en travaillant d’une manière hâtive et
commerciale où tu finirais bientôt par perdre ton talent. Les plus forts y ont
péri. L’Art est un luxe ; il veut des mains blanches et calmes. On fait
d’abord une petite concession, puis deux, puis vingt. On s’illusionne sur sa
moralité pendant longtemps. Puis on s’en f... complètement. Et puis on
devient imbécile, tout à fait, ou approchant. Tu n’es pas né journaliste, Dieu merci ! Donc, je t’en supplie, continue comme tu as fait jusqu’à
présent.
Ma mère fait ses préparatifs pour s’en
aller à Paris. Tu la verras bientôt et tu me verras dans deux mois. J’attends
dimanche le petit Duplan. Voilà toutes mes nouvelles. J’ai refusé son Athénée.
Fais-moi le plaisir de le porter chez lui, 18, rue Vivienne.
Adieu, mon pauvre vieux.
Sursum corda ! et je t’embrasse.
***
À Ernest Feydeau.
En partie inédite en 1927.
Samedi soir [du 12 au 15 novembre 1859].
[Pléiade : 12 novembre 1859]
Tu m’as l’air d’un homme, puisque tu t’es
remis à travailler ! et que dans son malheur ton esprit rue au lieu de
geindre. Sois persuadé que te t’apprécie, et je crois que peu de messieurs
mèneraient, comme tu le fais, une double existence. Nous en avons souvent
causé avec le père Sainte-Beuve.
Continue, mon pauvre vieux ! acharne-toi sur une idée !
ces femmes-là au moins ne meurent pas et ne
trompent pas !
Veux-tu te distraire ? Fais-moi (ou
plutôt fais-toi) le plaisir d’acheter Lui, roman contemporain par Mme
Louise Colet. Tu y reconnaîtras ton ami arrangé d’une belle façon. Mais
pour comprendre entièrement l’histoire et surtout l’auteur, procure-toi d’abord :
1° la Servante, poème (où le gars Musset est aussi éreinté qu’il
est exalté dans Lui) et 2° Une histoire de soldat, roman dont je
suis le principal personnage. Tu n’imagines pas ce que c’est comme
canaillerie. Mais quel piètre coco que le sieur Musset ! Ce livre (Lui),
fait pour le réhabiliter, le démode encore plus que Elle et Lui !
Quant à moi j’en ressors blanc comme
neige, mais comme un homme insensible, avare, en somme un sombre imbécile.
Voilà ce que c’est que d’avoir coïté avec des Muses ! J’ai ri à m’en
rompre les côtes. Si le Figaro savait ce que je possède dans mes
cartons, il m’offrirait des sommes exorbitantes ! C’est triste à
penser.
Quelle drôle de chose que de mettre ainsi
la littérature au service de ses passions, et quelles tristes oeuvres cela fait
faire, sous tous les rapports !
J’ai savouré le Cuvillier-Fleury. L’article
ne manque pas de mauvaise foi ; mais je trouve qu’il est simplement
bête. Il ne t’éreinte pas assez. Peut-être le Cuvillier t’admire-t-il, au
fond ? Je te plains, alors !
Est-ce que notre ami Turgan tourne au
catholicisme ? Il m’a envoyé un article de lui, très orthodoxe. Dans ce
même numéro de la Revue Européenne, j’ai lu un éreintement de Renan
qui m’a indigné. Dans quelle m... nous pataugeons, mon Dieu !
C’est en haine de tout cela, pour fuir
toutes les turpitudes qu’on fait, qu’on dit et qu’on pense, que je me
réfugie en désespéré dans les choses anciennes. Je me fiche une bosse d’antiquité
comme d’autres se gorgent de vin. Carthage ne va pas trop mal, bien que
lentement. Mais au moins je vois, maintenant. Il me semble que je vais
atteindre à la Réalité. Quant à l’exécution, c’est à en devenir
fou !
Dans ce livre de la mère Colet il y a des
choses atroces d’intention. Ainsi elle fait tout ce qu’elle peut pour me
brouiller avec Sainte-Beuve, etc. Ah ! c’est bien joli ! Mais garde
tout cela pour toi, car tout ce que je souhaite c’est de ne plus en entendre
parler. D’ailleurs j’ai pour principe qu’il ne faut jamais rien
répondre. Les oeuvres, voilà tout. Qu’importe le Nous, le Moi
et surtout le Je ?
Je suis curieux de savoir si Théo est
revenu chez toi. Il me semble que si j’avais été à Paris, tout cela ne
serait pas arrivé.
Est-ce que tu vois souvent la Présidente ? C’est une excellente et surtout saine créature.
Ma mère termine ses préparatifs. Tu la
verras dans le milieu de la semaine prochaine.
Merci de ton Athénée.
Allons, mon pauvre vieux, adieu ! que
veux-tu que je te dise ? que je t’aime et t’embrasse.
Il se publie dans le Constitutionnel un
roman-feuilleton où l’héroïne m’accuse sérieusement (c’est l’auteur
qui parle par sa bouche) d’écrire en vue de l’argent. Sens-tu la
profondeur du reproche ?
***
À Madame Jules Sandeau.
Croisset, jeudi [24 novembre 1859].
C’est moi !
Comment allez-vous ? Il m’ennuie de
ne pas avoir de vos nouvelles ! Où êtes-vous, maintenant, et comment se
passe votre vie ? Écrivez-moi donc un peu.
Quant à moi, je n’ai absolument rien à
vous dire, si ce n’est que dans un mois j’espère me précipiter rue du
Cherche-Midi. Mes jours s’écoulent dans une monotonie et une régularité
monacales. Je suis seul maintenant-(ma mère est à Paris). Je ne vois personne
et je n’entends rien. De temps à autre, un remorqueur passe sous mes
fenêtres. La Seine murmure, les grands arbres sans feuilles se balancent, et
pendant la nuit le vent bruit. Voilà tout. Je suis perdu dans des rêveries et
des lectures sans fin ni fond. J’ai fait, cet été, de la médecine, de l’art
militaire, etc. , un tas de choses fort inutiles. Une idée en amène une autre,
et je me laisse aller au courant sans trop songer à ma besogne. Voilà pourquoi
je suis si longtemps à pondre un livre. "Mon dernier petit" a
cependant avancé. Maintenant, j’en vois la fin. Pourvu qu’il vous
plaise ! Car je tiens beaucoup à votre estime littéraire. Comment
accepterez-vous ce tissu d’extravagances ? En tout cas, la tentative est
honnête. J’ai fait ce que j’ai cru bien. Or, nous ne valons quelque
chose que par nos aspirations.
Je suis en ce moment un peu troublé par l’idée
d’un voyage en Chine. Il me serait facile de partir avec l’expédition
française. Et je ne vous cache pas que je lâcherais très bien mon travail et
mes travaux pour m’en aller au pays des paravents et du nankin, si je n’avais
une mère qui commence à devenir vieille, et que ce départ achèverait.
Voilà la seconde fois que je rate la
Chine !
Voyager (bien que ce soit un triste plaisir)
est encore la meilleure chose de la vie – puisque tout, ici-bas, est
impossible : l’Art, l’Amour, etc. , et même le Bien-Être, – j’entends
la parfaite santé du corps et de l’âme, que je vous souhaite, – comme on
dit à la fin des sermons. Mais je suis lugubre, il me semble ? C’est
peut-être l’influence de Moloch (dont je décris le sanctuaire) – ou bien
celle de mes trente-huit ans qui vont sonner dans quinze jours ? Hélas,
oui !
Ah ! Si mon coeur osait
encore se renflammer !
Ne sentirai-je plus le charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?
comme dit notre immortel
fabuliste, l’inimitable La Fontaine.
Avez-vous la Légende des siècles ?
Comme c’est beau ! J’en suis resté ébloui.
Quel Cabire, quel colosse que ce père Hugo.
Mais tout cela doit plaire très peu au bon
public. Tant qu’on ne le prend pas par un vice, il vous échappe, ce bon
public. Plus nous irons et plus le talent se séparera de lui.
Dans ce ramassis de badauds et de
misérables qui composent la grand’ville, il faut bien faire des exceptions,
cependant. – Vous savez qu’il s’y trouve un petit coin où ma pensée se
reporte souvent. Acceptez-la, pour si peu qu’elle vaille, – et permettez-moi de
baiser vos deux mains,
En me disant,
Tout à vous.
***
À Ernest Feydeau.
Nuit de mardi, Croisset [29-30 novembre
1859].
Il est bien tard, mon vieux ; n’importe !
Il faut que je te dise un petit bonjour. Comment vas-tu ? Es-tu un peu
moins triste ? Catherine marche-t-elle ? Moi, je suis empêtré
dans le temple de Moloch, et ma séance du parlement n’est pas facile à
faire !
Il faut être absolument fou pour
entreprendre de semblables bouquins ! à chaque ligne, à chaque mot, je
surmonte des difficultés dont personne ne me saura gré, et on aura peut-être
raison de ne pas m’en savoir gré. Car si mon système est faux, l’oeuvre
est ratée.
Quelquefois, je me sens épuisé et las
jusque dans la moelle des os, et je pense à la mort avec avidité, comme un
terme à toutes ces angoisses. Puis ça remonte tout doucement. Je me re-exalte
et je retombe – toujours ainsi !
Quand on lira Salammbô, on ne
pensera pas, j’espère, à l’auteur ! Peu de gens devineront combien il
a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ! C’est
là une thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé.
Si je n’avais pas ma mère, je partirais
maintenant pour la Chine. L’occasion m’en serait facile.
Je viens de lire ce soir la Femme du
père Michelet. Quel vieux radoteur ! Il abuse du bavardage, franchement.
Ne te semble-t-il pas, au fond, jaloux de Balzac !
Puisque tu as lu Lui, lis donc Une
histoire de soldat. Je t’assure que tu t’amuseras. C’est bien plus
beau, parce que je suis au premier plan.
Est-ce que tu vas tous les dimanches soir
chez la Présidente ?
C’est une chose étrange, comme je suis
attiré par les études médicales (le vent est à cela dans les esprits). J’ai
envie de disséquer. Si j’étais plus jeune de dix ans, je m’y mettrais. Il
y a à Rouen un homme très fort, le médecin en chef d’un hôpital de fous,
qui fait pour des intimes un petit cours très curieux sur l’hystérie, la
nymphomanie, etc. Je n’ai pas le temps d’y aller et voilà longtemps que je
médite un roman sur la folie, ou plutôt sur la manière dont on devient
fou ! J’enrage d’être si long à écrire, d’être pris dans toutes
sortes de lectures ou de ratures. La vie est courte et l’Art long ! Et
puis, à quoi bon ? N’importe, "il faut cultiver notre jardin".
La veille de sa mort, Socrate priait, dans sa prison, je ne sais quel musicien
de lui enseigner un air sur la lyre : "À quoi bon, dit l’autre,
puisque tu vas mourir ? – À le savoir avant de mourir",
répondit Socrate. Voilà une des choses les plus hautes en morale que je
connaisse et j’aimerais mieux l’avoir dite que d’avoir pris Sébastopol.
Je ne vois personne. Je ne lis aucun
journal. Je ne sais pas du tout ce qui se passe dans le monde.
Adieu mon pauvre vieux, je t’embrasse.
***
À Mademoiselle Amélie Bosquet.
Mercredi matin [novembre ou décembre
1859].
[Pléiade : novembre 1859]
Vous vous êtes trompée sur le sens de ma
dernière lettre, et j’ai été sans doute trop loin dans mes reproches
puisque vous me faites des excuses. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la
réparation m’a fait plus que de plaisir que l’offense ne m’avait fait de
mal ; il n’y a que les femmes pour blesser et caresser ! Que nous
avons la main lourde à côté d’elles !
Ma liaison avec Mme Colet ne m’a pas
laissé aucune "blessure" dans l’acception sentimentale et profonde
du mot ; c’est plutôt le souvenir (et encore maintenant la sensation) d’une
irritation très longue. Son livre a été le bouquet final de la chose. Joignez
à cela les commentaires, questions, plaisanteries, allusions, dont je suis l’objet
depuis la publication de ladite oeuvre. Quand j’ai vu que vous aussi,
vous vous en mêliez, j’ai un peu perdu patience, je l’avoue, parce qu’en
public je fais bonne figure, comprenez-vous ? N’allez pas croire que je
vous en veuille, non, je vous embrasse très tendrement pour les gentilles
choses que vous me dites. Voilà le vrai.
Pourquoi aussi plaisantiez-vous ?
Pourquoi faisiez-vous comme les autres, car on a sur moi une opinion
toute faite et que rien ne déracinera (je ne cherche pas, il est vrai, à
détromper le monde), à savoir : que je n’ai aucune espèce de
sentiment, que je suis un farceur, un coureur de filles (une sorte de Paul de
Kock romantique ?), quelque chose entre le Bohème et le Pédant ;
quelques-uns prétendent même que j’ai l’air d’un ivrogne, etc. , etc.
Je ne crois être, cependant, ni un
hypocrite ni un poseur. N’importe ! on se méprend toujours sur moi. À
qui la faute ? à moi sans doute ? Je suis plus élégiaque qu’on ne
croit, mais je porte la pénitence de mes cinq pieds huit pouces et de ma figure
rougeaude.
Je suis encore timide comme un adolescent et
capable de conserver dans des tiroirs des bouquets fanés. J’ai, dans ma
jeunesse, démesurément aimé, aimé sans retour, profondément,
silencieusement. Nuits passées à regarder la lune, projets d’enlèvement et
de voyages en Italie, rêves de gloire pour elle, tortures du corps et de
l’âme, spasmes à l’odeur d’une épaule, et pâleurs subites sous un
regard, j’ai connu tout cela, et très bien connu. Chacun de nous a dans le
coeur une chambre royale ; je l’ai murée, mais elle n’est pas
détruite.
On a parlé à satiété de la prostitution
des femmes, on n’a pas dit un mot sur celle des hommes. J’ai connu le
supplice des filles de joie, et tout homme qui a aimé longtemps et qui voulait
ne plus aimer l’a connu, etc.
Et puis, il arrive un âge où l’on a
peur, peur de tout, d’une liaison, d’une entrave, d’un
dérangement ; on a tout à la fois soif et épouvante du bonheur. Est-ce
vrai ?
Il serait pourtant si facile de passer la
vie d’une manière tolérable ! Mais on cherche les sentiments tranchés,
excessifs, exclusifs, tandis que le complexe, le grisâtre est seul praticable.
Nos grands-pères, et surtout nos grand’mères, avaient plus de sens que nous,
n’est-ce pas ?
Il me semble que notre petite dissension
nous a faits encore meilleurs amis qu’auparavant. Est-ce une illusion ? non !
vous avez compris que j’étais plus sérieux que je n’en ai l’air,
et je vous ai trouvée très bonne. Aussi je vous serre les mains très
longuement.
À vous.
Parlez-moi de vous quand vous n’aurez rien
de mieux à faire. Travaillez le plus possible, c’est encore le
meilleur ! La morale de Candide "il faut cultiver notre
jardin" doit être celle des gens comme nous, de ceux qui n’ont pas
trouvé. Trouve-t-on jamais d’ailleurs ? et quand on a trouvé, on
cherche autre chose.
***
"À UN GRAVE BIBLIOTHÉCAIRE, MEMBRE DE L’INSTITUT."
[Pléiade : Henri de Bornier]
[Croisset, début décembre 1859].
[Pléiade : 10 janvier 1860]
GRAND HOMME,
Voici les deux volumes de Muratori dans
lesquels je n’ai rien trouvé.
1° Donnez-moi le Boèce.
2° Dans le catalogue de Guillaumin,
trouvez-vous quelque chose sur le sieur Augier ?
3° Avez-vous le traité de Michaelis, De
pretiis rerum apud veteres Hebraeos commentatio ? Voilà surtout ce qui
me serait utile immédiatement. Où l’avoir ?
Depuis plus de quinze jours, je n’ai pas
écrit une ligne. – Le commerce de Carthage me fera crever de
stérilité.
Sacré nom de Dieu ! La belle histoire
que votre beau-père m’a racontée dimanche. "C’est une porte ouverte
à l’espérance, un débouché, peut-être" – à propos d’un agonisant
qui p... Oh ! le beau mot !
À vous, mon brave.
***
À sa nièce Caroline.
Croisset, samedi matin [17 décembre
1859].
Ma chère Carolo,
Je compte revoir et baiser ta gentille
petite trombine vendredi prochain, si d’ici là je ne péris pas enseveli sous
la neige, comme un cratère des Alpes. Tu n’as pas l’idée du temps qu’il
fait ! Et de l’horreur de la nature ! Si ta grand’mère
était à Croisset, elle périrait de mélancolie. Rien n’est plus sauvage,
cette tristesse a sa beauté ; je préfère celle du soleil néanmoins.
Ton chat a été aujourd’hui porté chez
Mme Sénard, la femme du menuisier. Le boucher lui apportera toutes les semaines
pour 4 sols de mou : c’est la quantité qu’il faut ; mais
il ne paraissait pas disposé à vouloir quitter sa maison. Ça l’ennuyait,
évidemment.
J’ai reçu dimanche dernier une lettre qui
était à mon adresse, mais écrite à ta bonne maman, lettre fort aimable de
Mme Tennant, pour la prier de lui envoyer une bonne d’enfant française. Je
vous l’apporterai, et comme j’ai pensé qu’à Paris vous ne connaissiez
guère de bonnes d’enfant, j’ai donné la commission à Narcisse et à Julie
qui ont découvert la fille d’un douanier. Cette jeune personne joint à ses
talents celui de savoir faire la barbe ; mais, à ce qu’il paraît, c’est
un très bon sujet. Je verrai demain les parents et j’écrirai à Gertrude
leurs conditions.
Probablement que ta tante Achille arrivera
à Paris demain dimanche, c’était du moins son projet mercredi dernier. Je
dois dîner chez eux tantôt, mais je serai peut-être le soir fort embarrassé
pour revenir, à cause de la neige.
As-tu bien travaillé pour moi ? Je me
présenterai avec une quantité de programme effrayante. J’aurai ce soir fini
tout le cours du moyen âge : voilà deux jours entiers que j’y travaille
sans discontinuer. Je partirai d’ici probablement jeudi et je coucherai à
Mantes, chez Bouilhet.
Adieu, mon aimable nièce,
À bientôt.
Ton scheik.
***
À Mademoiselle Leroyer de Chantepie.
Croisset, dimanche matin [18 décembre
1859].
Je pars pour Paris après-demain et je vous
envoie un bonjour du seuil de ma cabane. – Voici l’époque des souhaits de
nouvelle année, lesquels vous faire ? Si j’avais le bonheur dans mes
mains, je vous le donnerais, car vous me semblez le mériter ; mais
pourquoi vous obstinez-vous à vivre d’une vie qui vous est funeste ?
Tâchez donc d’avoir un peu plus d’énergie. Vos lettres, si charmantes et
affectueuses pour moi, me navrent cependant, car j’y découvre une incurable
mélancolie. Ne craignez pas de me lasser ; en fait de tristesses, j’ai
le coeur large. Elles entrent toutes là dedans comme dans leur gîte naturel.
Vous me parlez des déceptions de cette vie,
des gens qu’on a aimés, qui ne vous aiment plus ou qu’on n’aime plus –
chose plus triste encore ! – j’ai eu dans ma jeunesse de grandes
affections ! J’ai beaucoup aimé certains amis qui m’ont tous peu à
peu (et sans s’en douter eux-mêmes) planté là, comme on dit. Les uns
se sont mariés, les autres ont tourné à l’ambition, et caetera !
À trente-cinq ans (et j’en ai trente-huit) on se trouve veuf de sa
jeunesse ; alors on se retourne vers elle et on la regarde comme de l’histoire.
– Quant à l’amour, je n’ai jamais trouvé dans ce suprême bonheur
que troubles, orages et désespoirs ! La femme me semble une chose
impossible. Et plus je l’étudie, et moins je la comprends. Je m’en suis
toujours écarté le plus que j’ai pu. C’est un abîme qui attire et qui me
fait peur ! Je crois, du reste, qu’une des causes de la faiblesse morale
du XIXe siècle vient de sa poétisation exagérée. Aussi le dogme de l’Immaculée-Conception
me semble un coup de génie politique de la part de l’Église. Elle a formulé
et annulé à son profit toutes les aspirations féminines du temps. Il n’est
pas un écrivain qui n’ait exalté la mère, l’épouse ou l’amante. – La
génération, endolorie, larmoie sur les genoux des femmes, comme un enfant
malade. On n’a pas l’idée de la lâcheté des hommes envers
elles !
De sorte que, pour ne pas vivre, je
me plonge dans l’Art, en désespéré ; je me grise avec de l’encre
comme d’autres avec du vin. Mais c’est si difficile d’écrire que parfois
je suis brisé de fatigue.
J’ai cependant travaillé sans relâche
depuis huit mois. Aussi suis-je arrivé au milieu de mon livre. J’espère l’avoir
fini pour le commencement de 1861. – Si je vais si lentement, c’est qu’un
livre est pour moi une manière spéciale de vivre. À propos d’un mot ou d’une
idée, je fais des recherches, je me perds dans des lectures et dans des
rêveries sans fin. Ainsi, cet été, j’ai lu de la médecine, et caetera.
Il vient de paraître un livre que je ne
connais pas, mais qui doit vous intéresser, j’en suis presque sûr : les
Lettres d’Éverard, par Lanfrey. – Vous me parlez de J. Simon, je ne le
connais ni directement, ni indirectement.
Je crois que toutes vos douleurs morales
viennent surtout de l’habitude où vous êtes de chercher la cause. Il faut
tout accepter et se résigner à ne pas conclure. Remarquez que les sciences n’ont
fait de progrès que du moment où elles ont mis de côté cette idée de cause.
Le moyen âge a passé son temps à rechercher ce que c’était que la
substance, Dieu, le mouvement, l’infini, et il n’a rien trouvé, parce qu’il
était intéressé, égoïste, pratique dans la recherche de la vérité.
(Ceci doit être un enseignement pour les individus.) – "Qu’est-ce que
ton devoir ? L’exigence de chaque jour." Ceci est un mot de Goethe.
Notre devoir est de vivre (noblement, cela va sans dire), mais rien de plus. Or,
je ne connais rien de plus noble que la contemplation ardente des choses de ce
monde. La science deviendra une foi, j’en suis sûr. Mais, pour cela, il faut
sortir des vieilles habitudes scolastiques : ne pas faire ces divisions de
la forme et du fond, de l’âme et du corps, qui ne mènent à rien ; –
il n’y a que des faits et des ensembles dans l’Univers. Nous ne faisons
que de naître. Nous marchons encore à quatre pattes et nous broutons de l’herbe,
malgré les ballons. Il y a des gens qui peignent l’infini en bleu, d’autres
en noir. L’idée que le catholicisme se fait de Dieu n’est-elle pas celle d’un
monarque oriental entouré de sa cour ? La pensée religieuse est en retard
de plusieurs siècles. Ainsi du reste.
Un temps viendra où l’on ne cherchera
plus le bonheur – ce qui ne sera pas un progrès, mais l’humanité
sera plus tranquille.
Savez-vous encore ce qui vous nuit ? C’est
que vous vous perdez dans mille petites choses accessoires. Vous faites dans
votre vie comme je fais dans mes oeuvres. Vous négligez les premiers plans pour
les lointains, cela est un défaut de raison. Vous êtes libre, rien ne vous
retient et tout vous retient. Quand on vous indique un remède, vous objectez
votre santé ; mais le seul moyen de guérir, c’est de se considérer
comme guéri. Les gens qui veulent guérir guérissent, demandez cela aux
chirurgiens. – Ainsi vous me dites qu’un séjour à Paris, dans l’hiver,
vous ferait du mal. – Pourquoi ? Essayez !
Quand je suis parti pour l’Orient (où j’ai
voyagé pendant deux ans), j’avais le coeur arraché ; mais comme je m’étais
juré de partir, je suis parti et j’en suis revenu.
La fable du Chariot embourbé est d’une
bonne morale, allez !
Un peu de courage, voyons, n’aimez pas
votre douleur, et quand vous serez trop triste, écrivez-moi, car j’ai pour
vous un sentiment très profond et très tendre.
Mille bonnes cordialités.
***
À Maurice Schlésinger.
Décembre [1859. Vers le 20].
[Pléiade : 18 décembre 1859]
Voici venir le jour de l’an, mon cher
Maurice ! Quels souhaits faut-il vous faire ? Acceptez-les tous, et
pour les vôtres.
Il m’ennuie de n’entendre parler d’aucun
de vous. Ne reverrai-je plus personne ? Dites-moi ce que vous devenez,
femme, fils, fille et petite-fille.
Dans deux jours, je m’en retourne au
boulevard du Temple. Je vais trouver Paris probablement aussi bête que je l’ai
laissé, ou encore plus. La platitude gagne avec l’élargissement des
rues ; le crétinisme monte à la hauteur des embellissements. Vous n’avez
pas l’idée du point où nous en sommes. L’hypocrisie vertueuse surtout n’a
pas de limites, on est d’une honnêteté qui ne se trouve que chez les filous.
Ce ne sera pas encore pour cette année que
j’aurai fini mon bouquin sur Carthage. J’écris fort lentement, parce
qu’un livre est pour moi une manière spéciale de vivre. À propos d’un mot
ou d’une idée, je fais des recherches, je me livre à des divagations, j’entre
dans des rêveries infinies ; et puis, notre âge est si lamentable, que je
me plonge avec délices dans l’antiquité. Cela me décrasse des temps
modernes. Mais dès que j’aurai fini, au commencement de 1861, j’espère, j’irai
vous porter la chose : 1° parce que j’ai envie de vous voir et 2° parce
qu’un peu d’air me fera du bien.
Rien de neuf dans ma famille. Ma mère
vieillit et devient délicate. J’ai une belle nièce de dix-neuf ans qu’on
va marier un de ces jours, une autre de treize dont le plus grand amour est un
jeune chat à pattes blanches. Mon frère a été décoré cet été, et moi,
quand vous me reverrez, vous me reconnaîtrez à peine, tant je suis chauve et
éreinté. Voilà tout.
Nous causons souvent de vous, Janin et moi.
Jamais je ne vois Panofka, et je ne passe pas devant le splendide magasin de
Brandus sans un serrement de coeur, en songeant au vieux temps où l’on
blaguait si bien et si fort à la Gazette musicale.
***
À Madame Roger des Genettes.
[1859-1860 ?]
[Pléiade : 18 décembre 1859]
Oui ! encore séparés !
"Encore une fois sur les mers", comme dit Child-Harold !
Décidément ma vie, qui est pleine de noblesse, n’est pas rembourrée de
douceurs. Je vis comme un chien, ou comme un saint ! Enfin !... je ne
vous connais pas ; vous ne savez pas ce que je donnerais pour vivre avec
vous pendant deux jours, seuls, entièrement seuls ! Il y a mille choses
qui me viendraient et qui vous viendraient. Nous ne nous sommes pas tout dit. Il
me semble que nous sommes deux ombres courant l’une après l’autre, tandis
que nous pourrions devenir deux êtres se confondant.
Je vous plains de la mort de votre amie. Ça
n’est pas gai de perdre les gens qu’on aime. En ai-je déjà enseveli,
moi ! J’ai fait souvent la "veillée" ! L’homme que j’ai
le plus aimé m’est resté à demi dans les mains. Quand une fois on a baisé
un cadavre au front, il vous en reste toujours sur les lèvres quelque chose,
une amertume infinie, un arrière-goût de néant que rien n’efface. Il faut
regarder les étoiles et dire : "J’irai peut-être". Mais la
manière dont parlent de Dieu toutes les religions me révolte, tant elles le
traitent avec certitude, légèreté et familiarité. Les prêtres surtout, qui
ont toujours ce nom-là à la bouche, m’agacent. C’est une espèce d’éternuement
qui leur est habituel : la bonté de Dieu, la colère de Dieu, offenser
Dieu, voilà leurs mots. C’est le considérer comme un homme et, qui pis
est, comme un bourgeois. On s’acharne encore à le décorer d’attributs,
comme les sauvages mettent des plumes sur leur fétiche. Les uns peignent l’infini
en bleu, les autres en noir. Cannibales que tout cela. Nous en sommes encore à
brouter de l’herbe et à marcher à quatre pattes, malgré les ballons. L’idée
que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse pas celle d’un monarque oriental
entouré de sa cour. L’idée religieuse est donc en retard de plusieurs
siècles sur l’idée sociale, et il y a des tas de farceurs qui font semblant
de se pâmer d’admiration là devant.
***
À Madame Roger des Genettes.
[1859-1860 ?]
[Pléiade : décembre 1859]
[...] Votre lettre de ce matin m’a fait
longuement réfléchir. J’aime mieux ces cris vrais que des efforts pour rire
et plaisanter ; car vous ignorez complètement ce que c’est que la joie.
Cette énergie, ce don naturel vous manque. Pleurez donc en liberté sur le
coeur de votre ami, il tâchera d’essuyer vos larmes, quoique vos injustices
le blessent. Vous ne me connaissez pas, dites-vous, pas
plus qu’une langue dont on écrit à peine quelques mots ? Et pourtant,
que vous ai-je caché ? Il me semble que je suis naturellement ouvert. Rien
n’est moins compliqué que mon esprit. Mais le monde et le catholicisme vous
ont gâtée. Vous êtes pleine de sophismes et de sentiments troubles qui vous
empêchent de voir le Vrai. Le bon Dieu vous avait faite meilleure et c’est à
cause de cela que je vous aime, car vous avez dû horriblement souffrir, et vous
souffrez encore, pauvre chère amie ! J’ai la présomption de vous
connaître, moi. Or, j’entrevois dans votre vie et dans votre âme des abîmes
d’ennui et de misères, une solitude, un Sahara éternel que vous parcourez
incessamment. Je ne connais personne d’aussi profondément sceptique que vous
et vous vous torturez dans tous les sens pour essayer de croire. Je vous irrite
horriblement, et c’est peut-être pour cela que vous tenez à moi. Je vous
reproche de m’avoir traité comme tout le monde quand je vous aimais comme
personne ne vous aimera.
[...] Il est si facile pourtant d’avoir la
foi du charbonnier, d’admirer ce qui est admirable, de rire à ce qui est
drôle, d’exécrer le laid, le faux, l’obscur, d’être humain en un
mot, je ne dis pas humanitaire, de lire l’histoire et de se chauffer au
soleil ! Il faut si peu de chose pour remplir une âme humaine ! J’entends
d’avance l’objection ; je vois arriver la série de ceux qui ont
chanté l’insuffisance de la vie terrestre, le néant de la science, la
débilité naturelle des affections humaines. Mais êtes-vous bien sûre de
connaître la vie ? Avez-vous été jusqu’au fond de la science ? N’êtes-vous
pas trop faible pour la passion ? N’accusons pas l’alcool, mais notre
estomac ou notre intempérance. Qui donc parmi nous s’efforce constamment et
sans espoir de récompense, sans intérêt personnel, sans attente de profit, de
se rapprocher de Dieu ? Qui est-ce qui travaille pour être plus grand et
meilleur, pour aimer plus fort, pour sentir d’une façon plus intense, pour
comprendre davantage ?...
***
À Madame Roger des Genettes.
[1859-1860 ?]
[Pléiade : janvier 1860]
[...] Vous savez bien que je ne partage
nullement votre opinion sur la personne de M. de Voltaire. C’est pour moi un saint !
Pourquoi s’obstiner à voir un farceur dans un homme qui était un
fanatique ? M. de Maistre a dit de lui dans son traité des Sacrifices :
"Il n’y a pas de fleur dans le jardin de l’intelligence que cette
chenille n’ait souillée." Je ne pardonne pas plus cette phrase à M. de
Maistre que je ne pardonne tous leurs jugements à MM. Stendhal, Veuillot,
Proudhon. C’est la même race quinteuse et anti-artiste. Le tempérament est
pour beaucoup dans nos prédilections littéraires. Or, j’aime le grand
Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau, et cela me tient au coeur, la
diversité de nos appréciations. Je m’étonne que vous n’admiriez pas cette
grande palpitation qui a remué le monde. Est-ce qu’on obtient de tels
résultats quand on n’est pas sincère ? Vous êtes, dans ce jugement, de
l’école du XVIIIe siècle lui-même, qui voyait dans les enthousiasmes
religieux des mômeries de prêtres. Inclinons-nous devant tous les autels.
Bref, cet homme-là me semble ardent, acharné, convaincu, superbe. Son "Écrasons
l’infâme" me fait l’effet d’un cri de croisade. Toute son
intelligence était une machine de guerre. Et ce qui me le fait chérir, c’est
le dégoût que m’inspirent les voltairiens, des gens qui rient sur les
grandes choses ! Est-ce qu’il riait, lui ? Il grinçait ! [...]
Mais vous m’échappez souvent ; vous
avez pour moi des côtés fuyants, des ambiguïtés où je me perds. Je ne puis
allier votre libéralisme intellectuel avec votre attachement pour la tradition
catholique. Il y a eu dans votre vie, dans votre passé, que je ne connais
nullement, des pressions, des contraintes, et comme une longue maladie dont il
vous reste quelque chose. Vous me dites que je vous regarde quelquefois avec
ironie ; jamais, je vous le jure bien, mais avec étonnement et plutôt,
tranchons le mot, avec méfiance. Vous me faites peur parfois. Vous me quittez
brusquement quand mon coeur va se fondre, quand je voudrais absorber le vôtre
tout entier. Il me semble que je vous amuse comme un piano et puis que c’est
tout. L’air joué, on referme le couvercle. J’ai soif de votre intelligence,
je voudrais la posséder complètement dans l’âme, l’absorber comme une
liqueur et la mêler au plus profond de mon être. Mon orgueil se révolte que
vous m’échappiez ainsi ; en vain, je vous enveloppe de ma pensée ;
en vain, je veux retenir cette flamme qui me charme et m’éblouit, tout s’échappe
et je ne sais rien et je cherche toujours.
Mon livre me désespère. Je sens que je me
suis trompé. Je n’ai pas de terrain solide sous les pieds ; l’exécution
manque à chaque minute et je continue pourtant. Enfin, vous serez là, puis je
ferai rêver quelques nobles esprits. Ce sera tout.
***
À Charles Baudelaire.
Entièrement inédite en 1927.
[Pléiade : 19 février 1859]
Merci pour votre souvenir, mon cher
Baudelaire. J’en ai été à la fois attendri et charmé.
Vos trois pièces m’ont fait énormément
rêver. Je les relis de temps à autre. Elles restent sur ma table comme des
choses de luxe qu’on aime à regarder ; l’Albatros me semble un
vrai diamant. Quant aux deux autres morceaux, mon papier serait trop court si je
me mettais à vous parler de tous les détails qui me ravissent.
Vous me demandez ce que je fais ? Je
suis attelé à Carthage. C’est un travail de deux ou trois ans pour le
moins.
Bouilhet doit venir à Paris dans quelques
jours pour son volume de vers qui est sous presse.
Le Théo ne donne pas de ses nouvelles, la Présidente est toujours charmante, et tous les dimanches, chez elle, je
rivalise de stupidité avec Henri Monnier. Voilà.
Les bourgeois craignent la guerre et
les omnibus roulent sous ma fenêtre. Quoi de plus encore ? Je ne sais
rien.
Je vous serre la main bien affectueusement.
***
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