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À JULES TROUBAT.
Croisset, 2 février 1879.
MON CHER AMI,
Je ne sais si l'on a répondu à votre bonne
lettre ; en tout cas, en voilà une autre. Ma fracture n'offre maintenant
aucun danger, mais je ne pourrai marcher avant deux mois ; ce qui remet mon
voyage de Paris vers le milieu d'avril. Je compte y rester jusqu'à la fin de
mai.
Pour le livre que je fais, je suis obligé
d'avoir recours à des notes anciennement prises sur Port-Royal. Les
indications de passages à consulter ne concordent pas avec l'édition que je
possède, celle de Hachette, in-12. Il faut donc que je les aie prises dans la
première édition.
Tirez-moi d'embarras, c'est-à-dire
dites-moi où trouver dans l'édition les indications suivantes :
1° Mauvais goût de saint François de
Sales, tome I, p. 239 ;
2° Songe de M. Lemaître qui l'engage à
cultiver les plantes potagères du couvent, tome I, p. 500 ;
3° La chasse n'est qu'un symbole, tome II,
p. 9 ;
4° Mot de Mme de Sévigné sur la Bible de
Royaumont, tome II, p. 241.
5 Mot de M. Duguet : "Ce qui est
singulier me fait un peu de peine".
Mes bons souvenirs à Mme Troubat et une
cordiale poignée de main de la part de votre G. F.
***
À LA PRINCESSE MATHILDE.
Jeudi [février 1879].
Vous avez tort de me plaindre, ma chère
Princesse. Depuis quelque temps j'ai tant de chagrins qu'une jambe cassée est
une bagatelle, près des autres. Cet accident-là n'affecte ni le coeur, ni les
nerfs, ni l'esprit ; dont il est léger. Je n'écris pas et ma cervelle se
repose.
D'ailleurs je suis très bien soigné et il
n'y a plus aucun danger. Mais le cas était grave, à cause de
l'articulation. Je boiterai pendant longtemps, ce qui ne m'empêchera pas de
venir chez vous.
Donnez-moi de vos nouvelles
fréquemment ; la vue de votre chère (et abominable) écriture me fait
l'effet d'un rayon de soleil entrant dans ma chambre.
Je vous baise les deux mains aussi
longuement que vous le permettrez, car je suis votre vieux fidèle.
***
À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset, début de février 1879].
Mon loulou,
Je n'attends pas une lettre de toi pour te
remercier du beurre et du raisin ; l'un et l'autre m'ont fait le plus grand
plaisir. Malgré mes arrangements, j'ai bien du mal à écrire dans mon lit, et
je me borne au strict.
Hier, visite des Censier ; aujourd'hui,
celle d'Houzeau ; il m'a dit que Mme Brainne était très malade et
menacée de perdre un oeil ! Va chez elle prendre de ses nouvelles :
c'est une bonne amie qu'il ne faut pas négliger.
Popelin m'a écrit ce matin une lettre
charmante, en me chargeant de le déposer "aux pieds de Mme Commanville".
Donc on croit, chez la Princesse, que tu es à Croisset.
J'ai chargé la Soeur de plusieurs
commissions : envoie chez lui, 113, boulevard Haussmann :
Des cartes de visite ;
Des enveloppes petit format ;
Et si tu le vois (ou par billet),
rappelle-lui le thermomètre Fortin.
Voilà tout, chérie ; et écris-moi
longuement, si faire se peut. Amitiés à Ernest, et à toi toutes les
tendresses de mon vieux coeur.
***
À GUY DE MAUPASSANT.
Entièrement inédite en 1930.
Jeudi soir 5 février 1879.
Ce que vous me dites de votre pauvre maman
me désole et je vous plains bien, mon cher ami. Décidément le Diable, en ce
monde, a le dessus.
J'ai un tas de choses à vous dire. Quel
embêtement que de ne pas se voir ! Mais quand nous verrons-nous ?
Voici le mot pour Banville ; Vous serez
bien reçu ; c'est un très galant homme. Tâchez d'avoir le plus de
feuilletonnistes possible. Il faut que Zola et Alphonse Daudet viennent à votre
première. Connaissez-vous Lapommeraye ? Je pourrai vous recommander.
Prévenez-moi à temps.
Laporte m'a quitté hier et reviendra lundi.
Je vous embrasse.
Votre vieux.
***
À SA NIÈCE CAROLINE.
Dimanche, 1 heure [février 1879].
L'île en face est couverte d'eau. Le vent
remue les flots. Le soleil de temps à autre paraît entre les nuages, et je
regarde la rivière avec ma lorgnette. À 4 heures et demie j'attends le bon
Laporte. Demain on me met ma botte en dextrine. Senard me confectionne une paire
de béquilles, et mardi je me lèverai ; mais il ne faut pas que je
m'attende à descendre l'escalier avant quinze jours. Si je posais mon pied à
terre, l'os traverserait ma peau, paraît-il.
J'irais très bien si je n'avais des
démangeaisons abominables par tout le corps. C'est une petite affection
nerveuse, dit Fortin. ça m'empêche de dormir ! Malgré tout, je reste
"un petit père tranquille". Dans mes insomnies, je ne songe qu'aux
maudites affaires !!! et à l'avenir ! Quel
supplice que cette incertitude ! C'est si loin de la manière dont j'ai
été élevé ! Quelle différence de milieux ! Mon pauvre bonhomme de
père ne savait pas faire une addition, et jusqu'à sa mort je n'avais pas vu un
papier timbré. Dans quel mépris nous vivions du commerce et des affaires
d'argent ! Et quelle sécurité, quel bien-être !
N'importe, chère fille, je te suis très
obligé de la franchise de tes deux dernières lettres. Parlons-nous
toujours ainsi à coeur ouvert. Pas de réticence ! pas de pose !
Puisqu'on a offert à Ernest une place de 8
000 francs, qu'il la prenne ! Au moins ce sera sûr. Le logement, s'il est
convenable, est une considération. Cette place l'empêcherait-elle de
boursicoter ? Qui donc la lui offre ? Je n'y vois qu'un inconvénient,
c'est qu'il serait tenu et ne pourrait pas l'été aller aux Pyrénées.
J'ai eu cette nuit un cauchemar affreux, à
cause de ma jambe. Je rampais sur le ventre, et Paul (le concierge) m'insultait.
Je voulais lui prêcher la religion (sic) et tout le monde m'avait
abandonné. Mon impuissance me désespérait. J'y pense encore. La vue de la
rivière qui est splendide me calme peu à peu.
Le départ de Mathilde ne m'afflige pas, au
contraire ; quand tu auras plus d'expérience, tu seras convaincue qu'il ne
faut jamais renvoyer les domestiques, à moins qu'ils ne vous
exaspèrent. On va toujours de mal en pis.
Nouvelles des portraits, S V P...
Je te bécote.
Ta Nounou.
***
À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset [mi-février 1879].
Aujourd'hui je me suis levé pour la
première fois ; il m'est impossible de me servir de béquilles. Je
déambule le genou sur une chaise et, avec tous mes attributs autour de mon
fauteuil, je me fais l'effet de Scarron.
Comme à vous, la bottine en dextrine m'a
été intolérable. On l'a fendue et j'ai la jambe dans une gouttière, suivant
la méthode classique. Ma fracture n'est rien, mais les désordres de
l'articulation ont été fort graves. Si le sang ne s'était résorbé, j'aurais
maintenant la jambe coupée ou je serais crevé. Je me suis livré à ces deux
hypothèses pendant quarante-huit heures avec une tranquillité d'âme parfaite,
je vous assure. Je mens un peu : la première m'embêtait.
Le changement de président m'a été
extrêmement agréable. C'est plein de grandeur, "quoi qu'on dise", un
événement considérable et tout nouveau dans l'histoire de France. Et puis
enfin, nous sommes délivrés de MM. les militaires, lesquels se connaissent à
tout, sauf à faire la guerre. La nomination de Grévy, c'est un poncif de
moins. Donc je me réjouis.
Ce qui a fait tomber Bardoux, c'est
lui-même. Il s'était déconsidéré à force de promettre sans tenir, et puis
Waddington avait besoin de sa place.
Ce que vous me dites de Plessy, relativement
au Père Hyacinthe, me divertit infiniment. Je m'étonne toujours de ces
enthousiasmes pour des génies de quinzième ordre. Du reste, je suis de plus en
plus dégoûté de ce qu'on appelle la religion et la métaphysique. Voilà deux
grands mois que je ne lis pas autre chose. Quel néant ! et quel
aplomb ! Connaissez-vous le Catéchisme de persévérance de l'abbé
Gaume ? C'est "hénaurme". Il y a dans la seconde partie un petit
cours d'histoire que je vous recommande.
Et la peste russe qui s'avance ! Elle
est maintenant à Salonique. Un de ces jours elle va débarquer à
Marseille ! Ah ! de cela, par exemple, je me bats l'oeil
profondément.
Oui, j'ai lu l'article de Saint-Victor sur
Zola. Il y a du vrai, mais ce n'est pas tout le vrai.
Écrivez-moi tant que vous pourrez, vos
lettres me sont des rayons de soleil.
***
À SA NIÈCE CAROLINE.
Jeudi soir, 5 heures [février 1879].
MA CHÉRIE,
Je suis tanné d'écrire des lettres,
cinq ou six tous les jours, et je voudrais bien faire autre chose.
Cependant je veux répondre à ta question
sur ma botte. On vous entoure la jambe et le pied de ouate, puis de
bandes à plusieurs tours, sur lesquelles on étend une couche de dextrine (qui
est la partie grasse du blé, je crois). En séchant, cette aimable préparation
devient dure comme du fer, et le membre est garanti de tout déplacement. Je
n'ai pu supporter cette entrave ; j'en ai cuydé crever de douleur. Fortin
me l'a fendue du haut en bas, puis a maintenu les morceaux avec une bande, de
sorte que j'ai le pied et la jambe dans une gouttière. Mais depuis vingt-quatre
heures, enfin, je ne souffre plus, et je me suis réinstallé dans mon cabinet
où je prends des notes sur le spiritisme et la religion...
Quand tu viendras me voir, je désire te
parler à coeur ouvert et longuement, ma chère fille, car vraiment j'ai trop de
choses qui m'étouffent. Il ne s'agit pas de s'irriter, de se blesser, mais il
ne faut pas, non plus, rien se cacher.
Ce matin encore, j'ai essuyé une déception
(il ne s'agit pas de vous). C'est trop long à t'expliquer, mais tu verras que
vraiment le sort me persécute.
Ta comparaison du "chêne
séculaire" battu par l'ouragan m'a fait rire. Elle est juste, appliquée
à moi, car un chêne contient plusieurs bûches, et j'en deviens une
belle !
Pauvre chère enfant, comme ta vie me fait
de la peine ! Tu es bien courageuse, bien raisonnable ! Et je t'en
aimerais plus, si c'était possible.
Comment vont les portraits ? Tâche de
t'absorber là dedans, de toute ton âme. Guy m'a écrit sur sa mère une lettre
déplorable ! Les nouvelles de Mme Brainne sont un peu meilleures.
Le forgeron de Bapaume qui a posé la grille
de la cour s'est, ce matin, noyé avec son cheval et son enfant, un gamin de six
ans. L'événement a eu lieu devant Duclos.
Tu n'imagines pas la gentillesse de Fortin
à mon endroit. Il est venu hier trois fois, cras fas (ah ! c'était
le bon temps que celui où tu disais cras fas). J'ai eu ces jours-ci les
visites de Cordier, Pennetier, E. Crépet. Avec tous mes ustensiles autour de
mon fauteuil, je me fais l'effet du cul-de-jatte Scarron.
Il m'est impossible de me servir de
béquilles ; elles me font peur. Monsieur est trop lourd, et je crains à
chaque moment de tomber, d'autant que ma jambe me semble peser 500 livres. Je me
sers d'une chaise sur laquelle je mets le genou.
Je ne vois plus rien à te dire, ma chérie.
Croirais-tu ce fait de la Soeur ? Lundi il m'avait quitté par le bateau de
11 heures et devait revenir par celui de 6 heures et demie. Comme la chaussée
de Couronne était couverte d'eau, il a retiré son pantalon et a marché
nu-pieds dans l'eau pour rejoindre le passeur. La Seine était furieuse. Le
sieur Saint-Martin refusait "le monde".
Voilà un ami, celui-là ! qui s'expose
à se noyer, ou tout au moins à une fluxion de poitrine, pour ne pas manquer à
un rendez-vous, peu utile en somme !
Je t'embrasse bien tendrement.
Vieux.
***
À LA PRINCESSE MATHILDE.
Jeudi [février 1879].
MA CHÈRE PRINCESSE,
Merci de votre bonne lettre : c'est une
joie quand je reconnais votre écriture sur une adresse. Ne me ménagez pas ces
plaisirs-là. Maintenant, je me lève, c'est-à-dire qu'à l'aide d'une chaise,
sur laquelle je pose un genou, je me traîne jusqu'à mon cabinet et je peux
lire et prendre des notes. Quant à écrire, il faudrait être plus
gaillard que je ne le suis. Un mois se passera encore avant de descendre mon
escalier et je boiterai pendant longtemps. C'était grave et je dois m'estimer
heureux de m'en être tiré à si bon compte.
Du reste il ne faut pas me plaindre :
cet accident-là n'est rien auprès des chagrins dont je suis abreuvé depuis
trois ans.
Ma nièce a bien regretté de ne pas
rencontrer chez elle Votre Altesse. Elle ne peut s'y présenter le soir et
presque tout son temps est pris par la confection de deux portraits qu'elle se
hâte de finir pour le 20 mars. Bonnat est très gentil pour elle et
l'encourage.
La philosophie qu'il faut que j'emploie pour
mon usage particulier me sert aussi à considérer sans ennui notre avenir
politique. Néanmoins je suis indigné contre l’Amnistie. Je trouve
cela bête et injuste, inepte de toute façon.
Ma distraction consiste à regarder mon
chien qui dort devant mon feu et les bateaux qui passent sur la rivière. Je lis
le plus que je peux (et des choses peu drôles, de la métaphysique et du
spiritisme) ; je rêvasse à tout mon passé comme un vieux, et puis je
songe à vous, à vous ma chère Princesse, et beaucoup, très longuement. Quand
revient le mercredi soir, votre ami est un peu plus triste en pensant qu'il
n'est pas près de vous comme il en avait depuis longtemps la charmante
habitude, et il vous envoie, en vous baisant les deux mains, l'assurance de sa
profonde affection.
Votre fidèle.
***
À GEORGES CHARPENTIER.
Croisset, dimanche [16 février 1879].
MON CHER AMI,
Je ne suis pas injuste, parce que je
ne suis pas fâché contre vous et ne l'ai jamais été. Seulement j'ai
trouvé que vous auriez dû me dire tout de suite carrément que l'affaire ne
vous convenait pas. Alors je me serais adressé ailleurs. Cela dit, n'en parlons
plus et embrassons-nous.
Je désirais mettre à la suite de Saint
Julien le vitrail de la cathédrale de Rouen. Il s'agissait de colorier la
planche qui se trouve dans le livre de Langlois, rien de plus. Et cette
illustration me plaisait précisément parce que ce n'était pas une
illustration, mais un document historique. En comparant l'image au texte
on se serait dit : "Je n'y comprends rien. Comment a-t-il tiré ceci
de cela ?".
Toute illustration en général m'exaspère,
à plus forte raison quand il s'agit de mes oeuvres, et de mon vivant on n'en
fera pas. Dixi. C'est comme pour mon portrait, entêtement qui a failli
me brouiller avec Lemerre. Tant pis. J'ai des principes. Potius mori quam
foedari.
La Bovary m'embête. On me scie avec ce livre-là. Car tout ce
que j'ai fait depuis n'existe pas. Je vous assure que, si je n'étais besoigneux,
je m'arrangerais pour qu'on n'en fît plus de tirage. Mais la nécessité me
contraint. Donc, tirez, mon bon ! Quant à l'argent, pas n'est
besoin de me l'envoyer ici. Vous me le donnerez quand je viendrai à Paris. Une
observation : vous dites mille francs pour deux mille exemplaires, ce qui
remet l'exemplaire à dix sols. Il me semble que vous me donniez douze, ou même
treize sols, par exemplaire ; mais je peux me tromper.
Autre guitare. Le 10 août prochain expire
mon traité avec Lévy. Je rentre en possession de l'Éducation sentimentale.
Je voudrais bien en tirer quelques subsides.
Je n'ignore pas tout ce que les amis ont
fait pour moi, dernièrement. Remerciez bien Mme Charpentier et prenez pour
vous, mon cher ami, la moitié des remerciements.
Je savais par ma nièce qu'elle va mieux.
Embrassez-la pour moi, ainsi que les mioches, et qu'elle vous le rende.
J'ai encore pour longtemps à garder la
chambre. Ça a été très grave. Je ne peux pas écrire, ayant la tête vuide,
mais je me crève de lectures (de la métaphysique et du spiritisme).
***
À GUY DE MAUPASSANT.
Entièrement inédite en 1930.
Dimanche, 16 février 1879.
Comment ? Ernest Daudet m'écrit
(incidemment) qu'il a toujours chez lui le manuscrit de la Féerie !
Je croyais que vous l'aviez repris depuis longtemps, R S V P.
Vous n'imaginez pas comme j'ai envie ou
plutôt besoin de vous voir et ce n'est pas simplement pour deviser, ce
qui me serait une grande douceur, mais pour vous parler de mes intérêts
matériels. Est-ce que la semaine prochaine (celle des jours gras), vous n'aurez
pas une journée de congé ?
Ne comptez pas me voir à Paris avant deux
mois au plus tôt.
Je vous embrasse.
Votre vieux, fort embêté.
***
À MADAME AUGUSTE SABATIER.
[Croisset] dimanche [février 1879].
Ça ! c'est gentil ! "ma
demi-nièce". Vous ne pouviez rien imaginer qui me fût plus agréable.
Pourquoi même pas trois quarts de nièce ?
Votre aimable lettre a fait se mouiller les
paupières de votre "oncle Gustave", et d'ailleurs elle confirme chez
moi une théorie esthético-morale : le coeur est inséparable de
l'esprit ; ceux qui ont distingué l'un de l'autre n'avaient ni l'un ni
l'autre.
Vous avez tort de croire que les détails
concernant votre enfant ne m'intéressent pas. J'adore les enfants, et étais
né pour être un excellent papa. Mais le sort et la littérature en ont
décidé autrement !... C'est une des mélancolies de ma vieillesse que de
n'avoir pas un petit être à aimer et à caresser. Bécotez bien le vôtre à
mon intention.
Ma guibole se consolide, mais je
boiterai pendant longtemps. Il y a eu dans l'articulation des désordres très
graves. Quant à la fracture du péroné, c'est une bagatelle. Votre mari a
raison de m'aimer, car, de mon côté, je l'aime beaucoup ; c'est un brave
homme et un lettré, donc quelqu'un de très rare, un oiseau bleu.
Ce billet est stupide et décousu, car je me
sens très faible et j'ai la tête vuide. Ce qui ne m'empêche pas de
vous baiser sur les deux joues, avunculairement.
Quand vous serez cet été à Quevilly, il faudra s'arranger pour se voir
plus souvent et nous taillerons de fières bavettes.
***
À ÉMILE ZOLA.
[Croisset] mardi, 2 heures [18 février
1879].
MON CHER AMI,
Il n'est pas possible d'être un meilleur
bougre que vous. Merci de votre lettre qui me remet, comme disent les bonnes
gens, "du baume dans le sang".
Dès que je pourrai descendre dans ma salle
à manger, il faudra venir y déjeuner.
N-B. – Un mot seulement : que
voulez-vous dire par ceci : "Demain, si vous y consentez, tout peut
être réparé. " Je vous embrasse.
***
À GEORGES CHARPENTIER.
[Croisset] 19 février [1879].
MON CHER AMI,
Bien que je n'aime pas ça, mettez
mon nom sur votre papier, puisque vous croyez qu'il peut vous être utile. Mais
vous êtes le premier à qui j'accorde cette permission, et serez le seul
probablement.
J'embrasse la mère, l'enfant et le père.
Tout à vous.
Ma guibole sera très longue à se
consolider.
C'était griève.
***
À GUY DE MAUPASSANT.
Entièrement inédite en 1930.
Mercredi, 19 février 1879.
Ne vous inquiétez pas de la Féerie. Peu
importe qu'elle soit chez vous ou chez E Daudet.
Ne vous dérangez pas pour venir à
Croisset, mais contez-moi le plus vite et le plus longuement possible ce
que vous savez de l'histoire Gambetta.
Si je désirais vous tenir ici, un soir,
c'était justement pour en causer. Il me faudrait des éclaircissements pour
savoir la conduite que je dois tenir.
Vous seriez bien, bien gentil d'aller faire
une visite à cet excellent M. Baudry (lequel, inter nos bien entendu,
s'est conduit avec moi comme un Jean foutre). Vous ferez le "simple"
et ne devez connaître tout cela que par l'article du Figaro. Tâchez de savoir
ce que le bonhomme a dans le ventre. Il a voulu me mettre dedans ; c'est
comique.
N-B. – Ne pas oublier que je ne
peux pas encore écrire. C'est Laporte qui me sert de secrétaire.
Faites-moi même plus malade que je ne le suis.
Je vais joliment penser à vous ce soir, mon
cher ami. Que ne suis-je là, nom de Dieu ! Comme j'enrage de donner mon
fauteuil à un autre ! Bonne chance !
Je vous embrasse.
Votre vieux.
Donc j'attends : 1° un mot sur votre
pièce pour savoir si elle a réussi ; 2° votre "appréciation"
et 3° le résultat de votre visite à B. Tout cela presse.
***
À GUY DE MAUPASSANT.
Vendredi soir, 5 h [21 février 1879].
Pas de nouvelles de votre pièce au bout de
48 heures ! ça m'embête. Je comptais sur Caroline pour m'en donner.
Néant ! Sans doute, elle a la migraine.
L'incertitude où je reste quant à
l'affaire de cette Bibliothèque m'agace incroyablement. Vous qui êtes dans le
cabinet du ministre, pourriez-vous savoir par Charmes, où en sont les
choses ? Je ne demande que ça. J'ai même regret qu'on se soit occupé de
moi. La faute en est à ce bon Tourgueneff. Il me répugne de devenir un
fonctionnaire.
Cependant... Enfin je voudrais savoir à
quoi m'en tenir et n'y plus penser.
Notez que je vis dans l'immobilité, la
solitude, et l'obscurité.
Je suis bien curieux aussi de la visite que
vous ferez à mon ami Baudry. Il va sans dire que je ne peux écrire. Sa
lettre à ce sujet est un chef-d'oeuvre ! Oh ! les bourgeois ! Et
celui-là en est un joli.
Gardez-moi les journaux sur votre pièce.
Je vous embrasse.
Votre vieux.
***
À MADAME CHARLES LAPIERRE.
Samedi, 4 h [février 1879].
Comme vous êtes gentille de ne pas
m'oublier et de me donner des nouvelles de la chère soeur Madame Brainne. Elles
me paraissaient aujourd'hui un peu meilleures. J'attends vers le milieu de la
semaine prochaine (jeudi, par exemple) la visite du troisième ange qui me
fournira de plus amples détails. Ma pauvre amie doit souffrir
horriblement ! Je songe à elle vingt fois par heure ! - Comme le
monde est mal arrangé ! et que la vie est embêtante ! J'en ai assez
pour ma part. Je comptais sur la peste, mais on dit qu'elle rebrousse.
J'ai recommencé à travailler un peu, mais
je suis très faible. Quant à ma jambe, elle se consolide néanmoins. J'en ai
encore pour longtemps. C'était sérieux.
Embrassez bien pour moi votre chère malade,
et qu'elle vous le rende.
Votre vieux, Polycarpe.
***
À SA NIÈCE CAROLINE.
Samedi, 2 heures [22 février 1879].
MON LOULOU,
Voici la vérité vraie. J'ai voulu
te cacher l'histoire pour ne pas te donner d'angoisses, ou tout au moins
d'impatience. En résumé, et d'abord, j'ai eu tort, une fois de plus, de suivre
les conseils des autres et de me méfier de mon jugement. Mais je suis
incorrigible, je crois toujours au jugement des autres ; puis je m'en
trouve mal. Donc, je commence.
Au commencement de janvier, Taine m'a écrit
pour me dire que M. de Sacy allait bientôt mourir et que Bardoux ne demandait
qu'à me donner sa place : 3 000 francs et le logement. Bien que le
logement me tentât (il est splendide), je lui ai répondu que cette place ne me
convenait pas, puisqu'un séjour forcé à Paris avec 3 000 francs de rente
me rendrait plus pauvre que je ne le suis à Croisset et que j'aimais mieux ne
passer que deux ou trois mois à Paris. De plus, la Princesse et Mme Brainne
m'ont dit que mes amis s'occupaient de me faire avoir "une position digne
de moi".
Deuxième acte, le lundi. Dès que vous avez
été partis, Tourgueneff a pris une figure solennelle et m'a dit :
"Gambetta vous demande si vous voulez la place de M. de Sacy : 8 000
francs et le logement ! Répondez-moi tout de suite". À force
d'éloquence et de tendresse (le mot n'est pas trop fort) et secondé en cela
par Laporte, il a vaincu les répugnances que j'ai à devenir
fonctionnaire ! L'idée que je vous serais moins à charge est, au fond, ce
qui m'a décidé. Et après une nuit d'insomnie, je lui ai répondu :
"Faites !" Tout devait se faire en silence et on ne devait
t'initier qu'après une conclusion.
Vingt-quatre heures après, lettre de
Tourgueneff me disant qu'il s'est trompé, que la place n'est que de 6 000, mais
qu'il croyait devoir continuer ses démarches.
Or, Gambetta n'avait rien promis du tout.
Goncourt lui avait demandé pour moi une sinécure, ainsi que les Charpentier,
lesquels s'étaient monté le bourrichon. Ils avaient écrit à Mme Adam, toute
disposée en ma faveur.
Autre lettre : la place n'est plus de 6
000, mais de 4 000 !
Là-dessus, Cordier est venu me voir, et
s'est montré tout dévoué. Il a parlé de moi à Paul Bert qui lui a dit qu'il
ferait tout pour moi, et au père Hugo qui, séance tenante, a écrit une chaude
recommandation à Ferry.
Article du Figaro. Et départ de
Tourgueneff pour la Russie. On m'avait prévenu, un peu auparavant, que maître
Sénard, ayant contribué au ministère, réclamait la place pour son gendre,
auquel elle revient de droit.
Lundi dernier, lettre de Baudry me demandant enfin de mes nouvelles et
m'apprenant le mariage de sa fille... Il me dit qu'il fait des démarches pour
la place de M. de Sacy, ne parle pas du tout de celles qu'on fait pour moi.
Taine lui en avait parlé, mais "elle ne me convient pas du tout". De
plus, il s'apitoie sur mon sort et en veut à Bardoux de ce qu'il ne m'a pas
donné celle de Troubat : 3 000 FRANCS et séjour forcé à
Compiègne ! Charmante perspective ! Ledit philosophe est un sot. S'il
m'avait écrit franchement : "Je vous en prie, tenez-vous tranquille,
je vous demande cela comme un service", ma gentihommerie native m'eût
forcé à lui laisser le champ libre. Je lui ai fait répondre par Laporte que
j'étais trop souffrant pour lui écrire, et qu'il aurait de moi des
explications quand je pourrais tenir ma plume. À Normand, Normand et
demi !
Voilà où en sont les choses. Mais je suis sûr
qu'il sera nommé, et j'en serai pour ma courte honte ! Je passerai
pour un sot intrigant : voilà ce qu'on m'aura fait gagner. De plus,
l'article du Figaro (on m'écrit maintenant pour me demander des
éclaircissements là-dessus, comme hier Mme Achille, et il faut
répondre ! Vois-tu la scie !) m'aura fâché avec Mme Adam.
Tourgueneff m'a écrit de Berlin pour "s'excuser". Il ne sait pas
d'où peut venir cette élucubration qui contient des choses vraies, et des
fausses aussi.
J'avoue qu'elle m'a fait verser des larmes
rouges. On publie ma misère ! et ces misérables me plaignent, ils parlent
de ma "bonté". Que c'est dur ! que c'est dur ! Je n'en
mérite pas tant ! Maudit soit le jour où j'ai eu la fatale idée de
mettre mon nom sur un livre ! Sans ma mère et Bouilhet, je n'aurais jamais
imprimé. Comme je le regrette maintenant ! Je demande à ce qu'on
m'oublie, à ce qu'on me f... la paix, à ce qu'on ne parle jamais de moi !
Ma personne me devient odieuse. Quand donc serai-je crevé, pour qu'on ne s'en
occupe plus ? Tu veux que je te dise la vérité, ma chère fille, eh bien,
la voilà ! Mon coeur éclate de rage et je succombe sous le poids des
avanies.
[...] Il faut encore que le Figaro, pour
les besoins de sa polémique, me traîne dans la fange ! Après tout, c'est
bien ! J'ai été lâche, j'ai manqué à mes principes (car moi aussi,
j'en ai) et j'en suis puni. Il ne faut pas se plaindre ; mais j'en souffre,
oui, cruellement. Pas de pose ! Toute la dignité de ma vie est perdue. Je
me regarde comme un homme souillé. Oh ! Les Autres ! les éternels
Autres ! Et tout cela, pour n'avoir pas l'air d'un entêté, d'un
orgueilleux ! Dans la peur de paraître "poser".
Fortin a visité ma jambe hier et lundi me
refera une autre botte de dextrine. Je ne pourrai pas marcher avant un mois, et
"ce sera bien joli", dit-il. Je boiterai pendant trois ou quatre ans.
Cette perspective ne me désole pas du tout ! Quant à pouvoir monter les
escaliers de Paris, principalement le nôtre, cette année, la chose me paraît
douteuse ! J'en suis tout consolé d'avance. Et d'ailleurs, avec quel
argent irais-je et vivrais-je à Paris ? J'ai besoin d'y vivre au moins
deux mois pour mon travail. Eh bien, mon travail s'en passera, forcément.
Souvent, d'ailleurs, il me semble que je ne pourrai plus écrire. On a tant
frappé sur ma pauvre cervelle que le grand ressort est cassé. Je me sens
fourbu, je ne demande qu'à dormir, et je ne peux pas dormir, parce que j'ai sur
la peau des démangeaisons abominables (sans qu'on y voie de plaques ni
de rougeurs). Fortin prétend que c'est une affection nerveuse des papilles de
la peau. De plus, j'ai mal aux dents ou plutôt à la seule dent d'en haut qui
me reste. Comique ! comique ! mais comique qui ne me fait pas
rire ! Tel est le bonhomme. Ajoute à cela que mes lectures philosophiques
et religieuses me soulèvent le coeur de dégoût, tant je trouve l'aplomb de
ces messieurs outrecuidant. Mais la palme, comme bêtise et comme impudence,
appartient aux apologistes modernes. Quels ânes ! ou quelle mauvaise
foi !
Voilà, ma chérie. Tu ne diras pas, cette
fois, que je ne suis pas "ouvert"...
N B. – Popelin doit venir me voir
la semaine prochaine. Il dînera ou déjeunera ici, peut-être y couchera-t-il.
L'avalanche de lettres diminue, Dieu
merci ! Cependant, depuis l'histoire de la Bibliothèque, pas de jour ne
s'est passé que je n'en aie au moins cinq ou six à écrire. Quel
abrutissement ! Il ne m'est pas même permis d'avoir la jambe cassée. Il
faut qu'on me tourmente dans mon lit ! Il y a aujourd'hui juste un mois
qu'est arrivé mon accident ! Eh bien, pas un jour, ou à peu près, ne
s'est passé sans qu'on ne m'ait dit, fait ou écrit quelque chose de
pénible ! inconsciemment, soit ! Mais le coup n'en a pas moins
porté.
J'attends le 21 mars avec impatience pour
voir ma pauvre fille. D'ici là, ne perds pas de temps.
Je t'embrasse.
Vieux.
Je suis content du succès de Guy et fâché
que tu n'aies pas été à la première pour me remplacer.
***
À MAURICE MONTÉGUT.
Croisset, mardi 25 [Février 1879].
MON CHER CONFRèRE,
Lady Tempest me plaît infiniment et
réchauffe mon vieux coeur romantique. Le souvenir (ou mieux, l'inspiration) de
Shakespeare y est manifeste. On nage chez vous en pleine poésie. Vous m'avez
fait du bien ; je vous en remercie.
Il me semble (autant qu'un humble prosateur
peut en juger), que vous avez déjà une grande expérience du vers. J'en ai
remarqué beaucoup d'excellents. Des vers tout d'une venue, simples, fermes et
sonores ; des vers collés sur le fond de l'idée. Bravo !
Mais si vous tenez au succès, il faudra
exécuter des choses moins hautes, – ce à quoi, du reste, je ne vous engage
pas. Cependant, il y a peut-être moyen d'appliquer vos facultés poétiques,
qui sont éminentes, à des sujets flattant plus le vulgum pecus.
Vous avez maintenant assez de dextérité pour faire ce qu'il vous plaira.
Mes félicitations, encore une fois.
Je vous serre cordialement la main et suis
vôtre.
***
À GUY DE MAUPASSANT.
Croisset, 27 février 1879.
MON CHER AMI,
Je retire mes malédictions. Merci de la
visite à Baudry. Ce n'était pas de son résultat que j'étais inquiet, mais de
vous, de votre pièce. Je voulais avoir des détails vrais.
Enfin, tout a réussi ! Ce qui est fort heureux pour l'avenir.
Maintenant, on lira vos manuscrits. Quant aux petites perfidies, vous en verrez
bien d'autres. Il faut s'y résigner.
Les naturalistes vous lâchent ; ça ne
m'étonne pas. Oderunt poetas.
À propos des naturalistes, que dois-je faire avec votre ami Huysmans ?
Est-un homme à qui l'on puisse dire carrément sa façon de penser ? Ses Soeurs
Vatard me causent un enthousiasme très modéré. Comme il m'a l'air d'un
bon bougre, je ne voudrais pas l'offenser. Cependant ?
Maintenant que je connais les sentiments de
cet excellent M. Baudry, j'ai un terrain solide sous les pattes et (sans vous
compromettre en rien) je m'expliquerai carrément avec ledit sieur. La semaine
prochaine il recevra de moi une lettre qui lui clora le bec. Donc, merci encore
et ne vous en occupez plus. Tous vos renseignements ne font que confirmer mes
prévisions. Ce que je trouve charmant de sa part, c'est la supposition qu'il
pourrait être, un jour, contraint à user d'indulgence envers moi. Voilà ce
qui s'appelle un bon ami ! et dévoué ! mais on est "comme
ça" quand on est fonctionnaire.
Quel embêtement de ne pas se voir !
Comme j'aurais des choses à vous dire et à vous demander ! Si je suis
capable d'aller à Paris vers la fin d'avril, ce sera beau. Il faut se
résigner. Comment va votre pauvre maman ?
Où publiez-vous l’Histoire du vieux
temps ? Quand je serai revenu à Paris, il faudra la faire jouer par
Mme Pasca, chez la princesse Mathilde. De cela je me charge.
Votre vieux vous embrasse tendrement.
***
À J-K HUYSMANS.
[Croisset, février-mars 1879].
Et maintenant, Seigneur, expliquons-nous
tous deux.
Si vous n'étiez pas mon ami (c'est-à-dire
si je ne vous devais du respect) et si votre livre m'avait paru médiocre, je
vous ferais un compliment banal, et tout serait dit. Mais je trouve qu'il y a
là-dedans beaucoup, beaucoup de talent, et que c'est une oeuvre hors ligne et
très intense. Donc, vous allez recevoir le fond de ma pensée.
La dédicace où (vous) me louez pour
"l'Éducation sentimentale" m'a éclairé sur le plan et le défaut de
votre roman dont, à la première lecture, je ne m'étais pas rendu compte. Il
manque aux "Soeurs Vatard", comme à "l'édu sentim", la
fausseté de la perspective ! Il n'y a pas progression d'effet. Le
lecteur, à la fin du livre, garde l'impression qu'il avait dès le début.
L'art n'est pas la réalité. Quoi qu'on fasse, on est obligé de choisir dans
les éléments qu'elle fournit. Cela seul, en dépit de l'école, est de
l'idéal, d'où il résulte qu'il faut bien choisir. Les descriptions sont
excellentes, les caractères bien observés. On dit partout : c'est ça,
et on croit à votre fiction, dont le tour de force est exécuté. Ce qui
m'a frappé le plus, c'est la psychologie ; vous avez des analyses qui sont
celles d'un maître. Dans votre prochain livre, donnez donc pleine carrière à
votre faculté, qui vous est naturelle, et qui vous appartient en propre.
Le fond de votre style, sa pâte même, est
très solide. Or, je vous trouve modeste de n'y pas croire. Pourquoi avoir voulu
le renforcer par des expressions énergiques et souvent grossières ? Quand
c'est l'auteur qui parle, pourquoi parlez-vous comme vos personnages ?
Notez que vous affaiblissez par là l'idiome de vos personnages. Que je ne
comprenne pas une locution employée par un voyou parisien, il n'y a pas de mal.
Si vous trouvez cette locution typique, indispensable, je m'incline, je n'accuse
que mon ignorance. Mais quand l'écrivain emploie, par lui-même, un tas de mots
qui ne sont dans aucun dictionnaire, alors j'ai le droit de me révolter contre
lui. Car vous me blessez, vous gâtez mon plaisir. Qu'est-ce que maboule,
poivrots, bibines, godinette, du tape à l'oeil, etc. ? Pourquoi dire des frusques,
au lieu de hardes ou habits ?
Je tombe au hasard, en vous relisant, sur
les pages 2 et 6 : "Allons Caroline... " Une autre et bien
d'autres la valent, et, comme celle-là, sont d'un grand style. Est-ce le même
homme qui a écrit tout à l'heure tant d'argot inutile ?
Une esthétique se révèle dans cette
pensée, page 152 : "que la tristesse des giroflées séchant dans un
pot, lui paraissait plus intéressante que le sourire ensoleillé des
roses", etc.
Pourquoi ? Ni les giroflées, ni les
roses, ne sont intéressantes par elles-mêmes, il n'y a d'intéressant que la
manière de les peindre. Le Gange n'est pas plus poétique que la Bièvre, mais
la Bièvre ne l'est pas plus que le Gange. Prenez garde, nous allons retomber,
comme au temps de la tragédie classique, dans l'aristocratie des sujets et dans
la préciosité des mots. On trouvera que les expressions canailles font bon
effet dans le style, tout comme autrefois on vous l'enjolivait avec des termes
choisis. La rhétorique est retournée, mais c'est toujours de la rhétorique.
Je suis dépité de voir un homme aussi original que vous abîmer son oeuvre par
de pareils enfantillages. Soyez donc plus fier, nom de Dieu ! et ne croyez
pas aux recettes.
Ceci dit, je n'ai qu'à admirer la
conception du bouquin et ses développements. Aucun poncif, de la force partout,
souvent de la profondeur.
Le père Vatard est une trouvaille. Je ne
parle pas des deux soeurs, si différentes (sans que l'opposition des
caractères soit brutale). Le dénouement touche au sublime.
Voilà tout ce que j'avais à vous
dire, mon cher ami.
Ma franchise vous prouve le cas que je fais
de vous.
Votre très dévoué.
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