Gustave Flaubert
CORRESPONDANCE : ANNÉE 1845
(Édition Louis Conard)
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ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence :
Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003.
À EMMANUEL VASSE.
Rouen
[janvier 1845].
Merci, mon vieux, de la lettre que tu
m’as envoyée avec le Murtius ; je n’en avais pas besoin pour savoir
que tu pensais à moi, car j’en étais sûr sans cela. Il y a des gens sur lesquels
on compte ; je t’ai toujours mis du nombre. Je me rappellerai longtemps
nos nuits d’été de la rue de l’Est, où le café et le tabac nous entouraient,
quand je faisais mes illuminations de bougies et que j’étalais avec orgueil
mes bottes splendidement vernissées. Apprends donc que cette passion
n’est pas partie de mon âme de décrotteur, et que dernièrement enfin j’ai
reçu de Paris le reste de ma fameuse bouteille, et que je m’exerce encore
à ce grand art de faire briller les chaussures. Je n’en ai plus besoin (de
chaussures), car je ne sors pas de ma chambre. Je ne vois personne, sauf Alfred
Le Poittevin ; je vis seul comme un ours. J’ai passé tout l’été à me
promener en canot et à lire du Shakespeare. Depuis que nous sommes revenus
de la campagne, j’ai assez lu et travaillé ; je fais maintenant beaucoup
de grec et je repasse mon histoire. Ma maladie aura toujours eu l’avantage
qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans
la vie ; je ne vois pas qu’il y ait au monde rien de préférable pour
moi à une bonne chambre bien chauffée, avec les livres qu’on aime et tout
le loisir désiré. Quant à ma santé, elle est en somme meilleure ; mais
la guérison est si lente à venir, dans ces diables de maladies nerveuses,
qu’elle est presque imperceptible.
Je suis encore pour longtemps au régime ;
mais je suis patient, et en attendant le temps se passe. J’ai bien souffert,
pauvre vieux, depuis la dernière nuit que nous avons passée ensemble à lire
Pétrone : on m’a mis un séton qui m’a fait subir des douleurs atroces ;
j’ai failli avoir la main droite emportée par une brûlure et j’en conserve
encore une large cicatrice rouge ; enfin, comme bouquet de la farce,
je me suis fait enlever trois dents de la mâchoire.
J’ai reçu une lettre de Du Camp, qui est
à Alger ; il sera de retour d’ici à deux mois ; il me charge de
le rappeler à ton souvenir et de te faire ses excuses ; il n’a pu aller
à Candie et par conséquent il ne peut te donner les renseignements que tu
lui avais demandés.
Avances-tu dans ton travail ? Où
en es-tu et qu’est-ce que tu bâtis maintenant ? hors du ministère s’entend,
hors de ta place et de ton bagne. Je compatis à ton ennui : je sais ce
que c’est que l’embêtement et je trouve qu’il devrait s’écrire avec trois
H aspirées et un triple accent grave.
Ma mère a été bien fâchée de n’avoir pu
rencontrer Madame Vasse ; mais elle est restée trop peu de temps à Paris
pour pouvoir retourner chez elle. Nous irons tous à Paris au mois de mars,
et là j’espère avoir encore avec toi une ou deux heures de nos bonnes causeries
d’autrefois. Présente mille respects affectueux à ta famille de la part des
miens et surtout de la mienne ; je me souviens toujours de la façon franche
et aimable dont j’étais reçu dans votre maison.
Adieu, cher ami, je te serre les mains.
***
À ALFRED LE POITTEVIN.
Nogent-sur-Seine,
2 avril 1845.
Nous aurions vraiment tort de nous quitter,
de dérayer de notre vocation et de notre sympathie. Toutes les fois que nous
avons voulu le faire, nous nous en sommes mal trouvés. J’ai encore éprouvé
à notre dernière séparation une impression pénible qui, pour apporter avec
elle moins d’étonnement qu’autrefois, est toujours pleine de chagrin. Voilà
trois mois que nous étions bien l’un et l’autre ensemble, seuls, seuls en
nous-mêmes et seuls à nous deux. Il n’y a rien au monde de pareil aux conversations
étranges qui se font au coin de cette sale cheminée où tu viens t’asseoir,
n’est-ce pas, mon cher poète ? Sonde au fond de ta vie et tu avoueras
comme moi que nous n’avons pas de meilleurs souvenirs ; c’est-à-dire
de choses plus intimes, plus profondes et plus tendres même, à force d’être
élevées. J’ai revu Paris avec plaisir ; j’ai regardé le boulevard, la
rue de Rivoli, les trottoirs, comme si je revenais voir tout cela après cent
ans d’absence, et je ne sais pas pourquoi j’ai respiré à l’aise, en me sentant
au milieu de tout ce bruit et de cette cohue humaine. Mais je n’ai personne
avec moi, hélas ! Du moment que nous nous quittons, nous abordons sur
une terre étrangère où l’on ne parle pas notre langue et où nous ne parlons
celle de personne. À peine débarqué j’ai passé mes bottes, suis monté en régie
et ai commencé mes visites. L’escalier de la Monnaie m’a essoufflé, parce
qu’il a cent marches de haut et aussi que je me rappelais le temps, évanoui
sans retour, où je le montais pour aller dîner. J’ai embrassé Mme et Mlle
Darcet qui étaient en deuil, je me suis assis dans un fauteuil, j’ai causé
une demi-heure et j’ai foutu le camp. Partout j’ai marché dans mon passé,
je l’ai remonté comme un torrent que l’on grimpe et dont l’onde vous murmure
le long des genoux. J’ai été aux Champs-Élysées ; j’y ai revu ces deux
femmes avec qui autrefois je passais des après-midi entiers. La malade était
encore à demi couchée dans un fauteuil. Elle m’a reçu avec le même sourire
et la même voix. Les meubles étaient toujours les mêmes et le tapis n’était
pas plus usé. Par une affinité exquise, par un de ces accords harmonieux dont
l’aperception appartient seulement à l’artiste, un orgue de Barbarie s’est
mis à jouer sous les fenêtres, comme autrefois pendant que je leur lisais
Hernani ou René; et puis je me suis dirigé vers la demeure d’un
grand homme. Ô malheur! il était absent. «M. Maurice vient de partir ce soir
pour Londres.» Tu conçois que j’ai été embêté et que j’aurais voulu trouver
une boule aussi exquise et pour laquelle je me sens une invincible tendresse.
— Le commis de Maurice m’a trouvé grandi; que dis-tu de ça?
M’étant procuré par Panofka l’adresse
de Mme P***, je me précipitai dans la rue Laffitte et je demandai au concierge
le logement de cette femme perdue. Ah! la belle étude que j’ai faite là! et
quelle bonne mine j’y avais! Comme j’avais l’air du brave homme et de la canaille!
J’ai approuvé sa conduite, me suis déclaré le champion de l’adultère et l’ai
même peut-être étonnée de mon indulgence. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle
a été extrêmement flattée de ma visite et qu’elle m’a invité à déjeuner à
mon retour. Tout cela demanderait à être écrit, détaillé, peint, ciselé. Je
le ferais pour un homme comme toi si avant-hier je ne m’étais écorché le doigt,
ce qui m’oblige à écrire lentement et me gêne à chaque mot.
J’ai eu pitié de la bassesse de tous ces
gens déchaînés contre cette pauvre femme. On lui a retiré ses enfants, on
lui a retiré tout. Elle vit avec une rente de 6,ooo francs, en garni, sans
femme de chambre, dans la misère. À mon avant-dernière visite, elle rayonnait
dans deux salons dont les meubles étaient de soie violette et les plafonds
dorés. Quand je suis entré, elle venait de pleurer, ayant appris le matin,
que depuis quinze jours la police suivait tous ses pas. Le père du jeune homme
avec qui elle a eu son aventure craint qu’elle ne l’accapare et fait tout
ce qu’il peut pour rompre cette union illicite. Sens-tu la beauté du père
qui a peur de la mangearde? Vois-tu la mine du fils embêté! et celle de la
fillette que l’on poursuit impitoyablement?
Nous partons demain de Nogent, et nous
descendons rapidement jusqu’à Arles et Marseille. C’est en revenant de Gênes
que nous visiterons lentement le Midi. À Marseille j’irai voir Mme
Foucaud,
ce sera singulièrement amer et farce, surtout si je la trouve enlaidie comme
je m’y attends. Le bourgeois dirait : Vous aurez là une grande désillusion.
Mais j’ai rarement éprouvé des désillusions, ayant peu d’illusions. Quelle
plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire: la poésie vit d’illusions!
Comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même !
Ce sont du reste deux mots d’une riche ineptie.
Je me suis ennuyé aujourd’hui d’une façon
terrible. Quelle belle chose que la province et le chic des rentiers qui l’habitent!
On vous parle du Juif Errant et de la polka, des impôts et de l’amélioration
des routes, et le voisin a une importance!
***
À ALFRED LE POITTEVIN.
Marseille,
fin avril 1845.
Ah ! Ah ! Ah ! Figure-toi
un homme qui respire après une haute montée, un cheval qui s’arrête après
un long galop, tout ce que tu voudras enfin, pourvu qu’il y ait idée de liberté,
d’affranchissement et de repos, et tu te figureras moi t’écrivant. Plus je
vais, et plus je me sens incapable de vivre de la vie de tous, de participer
aux joies de la famille, de m’échauffer pour ce qui enthousiasme, et de me
faire rougir à ce qui indigne. Je m’efforce tant que je peux de cacher le
sanctuaire de mon âme : peine inutile, hélas ! les rayons percent
au dehors et décèlent le Dieu intérieur. J’ai bien une sérénité profonde,
mais tout me trouble à la surface. Il est plus facile de commander à son coeur
qu’à son visage. Par tout ce que tu as de plus sacré, par le Vrai et par le
Grand, cher et tendre Alfred, ne voyage avec personne ! avec personne !
Je voulais voir Aigues-Mortes et je n’ai pas vu Aigues-Mortes ; la
Sainte-Baume et la grotte où Madeleine a pleuré, le champ de bataille de Marius,
etc. Je n’ai rien vu de tout cela parce que je n’étais pas seul, je n’étais
pas libre. Voilà donc deux fois que je vois la Méditerranée en épicier !
La troisième sera-t-elle meilleure ? Il va sans dire que je suis très
content de mon voyage et toujours d’un caractère très jovial, ce qui peut
me faciliter mon établissement si j’ai envie de me marier.
Nous avons descendu la Saône en bateau
à vapeur jusqu’à Lyon et, de Lyon, le Rhône jusqu’à Avignon : il n’y
a rien de triste comme ce que l’on voit là. Toutes mes mélancolies s’y réveillent.
Te rappelles-tu notre retour des Andelys à Rouen et la singulière atmosphère
qu’il y avait autour de nous ? Je n’ai pas touché à Fourvières les os
des martyrs, parce que je ne savais pas qu’il y en eût ; mais, au confluent
des deux fleuves, sur le pont, j’ai regardé l’eau couler en pensant à toi,
sans savoir que tu le désirais, comme tu me le mandes par la lettre que j’ai
reçue ce matin.
Tantôt, en me promenant le long des flots,
je me suis récité le «mais bientôt bondissant d’une joie insensée» et la pièce
de la «jeune fille». J’ai encore pensé à toi aux Arènes de Nîmes et sous les
arcades du pont du Gard ; c’est-à-dire qu’en ces endroits-là je t’ai
désiré avec un étrange appétit : car, loin de l’autre, il y a en nous
comme quelque chose d’errant, de vague, d’incomplet.
J’irai à Nice. Je m’informerai du cimetière
où est Germain et j’irai voir sa tombe.
J’ai revu les Arènes que j’avais vues
pour la première fois il y a cinq ans. Qu’ai-je fait depuis ? (Ce qui
peut s’écrire tout aussi bien avec un point d’exclamation qu’avec un point
d’interrogation.) J’ai revu mon figuier sauvage poussé dans les assises du
Velarium, mais sec, sans feuilles, sans murmures. Je suis monté jusque sur
les derniers gradins en pensant à tous ceux qui y ont rugi et battu des mains,
et puis il a fallu quitter tout cela. Quand on commence à s’identifier avec
la nature ou avec l’histoire, on en est arraché tout à coup de façon à vous
faire saigner les entrailles. En allant au pont du Gard j’ai vu deux ou trois
charrettes de Bohémiens. À Arles j’ai vu des fillettes exquises et, le dimanche,
j’ai été à la messe pour les examiner plus à loisir. Je me suis promené dans
les Arènes, sur le Théâtre, ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et
les Baccides, où Ballio et Labrax ont éjaculé leurs injures et éructé
leurs obscénités.
À Marseille je n’ai pas retrouvé les habitants
de l’hôtel Richelieu. J’ai passé devant, j’ai vu les marches et la porte ;
les volets étaient fermés, l’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître.
N’est-ce pas un symbole ? Qu’il y a longtemps déjà que mon coeur a ses
volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais
maintenant vide et sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec
un peu de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir
où «elle» loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en
suis resté là. Il me manque ce qui me manque pour tout ce qui n’est pas l’Art :
l’âpreté. Et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à revenir sur mon passé, cependant
que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à tout fouiller jusqu’aux
dernières vases.
Je ne lis rien, je n’écris rien, je ne
pense pas davantage. Écris-moi à Gênes. Soigne bien ton roman. Je n’approuve
pas cette idée d’une seconde partie ; pendant que tu es en train, épuise
le sujet. Condense-le en une seule ; sauf meilleur avis, je crois que
c’est là le bien.
***
À ALFRED LE POITTEVIN.
Gênes,
1er mai, jour de la Saint-Philippe, [1845].
J’aurais dû aller porter ma carte chez
le consul français ; c’eût été un moyen de me faire bien voir du gouvernement
et peut-être d’obtenir la croix d’honneur. Allons ! faisons-nous bien
voir, poussons-nous, rampons, songeons à nous établir, prenons une femme,
marions-nous, parvenons, etc.
Il est 9 heures du soir, on vient de tirer
le coup de canon de la retraite, ma fenêtre est ouverte, les étoiles brillent,
l’air est chaud. Et toi, vieux, où es-tu ? Penses-tu à moi ? J’ai
eu, depuis que tu as reçu ma dernière lettre, quelques heures d’horrible angoisse
où j’ai souffert comme je n’ai pas souffert depuis longtemps. Il faudra toute
l’intensité intellectuelle dont tu es capable pour le sentir. Mon père a hésité
à aller jusqu’à Naples. J’ai cru donc que j’irais, mais Dieu merci nous n’y
allons pas ; nous revenons par la Suisse ; dans trois semaines,
un mois au plus tard, nous sommes de retour à Rouen, dans ce vieux Rouen où
je me suis embêté sur tous les pavés, où j’ai bâillé de tristesse à tous les
coins de rue.
Comprends-tu quelle a été ma peur ?
En vois-tu le sens ? Le voyage que j’ai fait jusqu’ici, excellent sous
le rapport matériel, a été trop brute sous le rapport poétique pour désirer
le prolonger plus loin. J’aurais eu à Naples une sensation trop exquise pour
que la pensée de la voir gâter de mille façons ne fût pas épouvantable. Quand
j’irai, je veux connaître cette vieille antiquité dans la moelle ; je
veux être libre, tout à moi, seul, ou avec toi, pas avec d’autre ; je
veux pouvoir coucher à la belle étoile, sortir sans savoir quand je rentrerai ;
c’est alors que, sans entrave ni réticences, je laisserai ma pensée couler
toute chaude parce qu’elle aura le temps de venir et de bouillir à l’aise ;
je m’incrusterai dans la couleur de l’objectif et je m’absorberai en lui avec
un amour sans partage. Voyager doit être un travail sérieux ; pris autrement,
à moins qu’on ne se saoule toute la journée, c’est une des choses les plus
amères et en même temps les plus niaises de la vie. Si tu savais tout ce qu’involontairement
on fait avorter en moi, tout ce qu’on m’arrache et tout ce que je perds, tu
en serais presque indigné, toi qui ne t’indignes de rien, comme «l’honnête
homme» de La Rochefoucauld. J’ai vu vraiment une belle route, c’est la Corniche,
et je suis maintenant dans une belle ville, une vraie belle ville, c’est Gênes.
On marche sur le marbre, tout est marbre : escaliers, balcons, palais.
Ses palais se touchent les uns aux autres ; en passant dans la rue on
voit ces grands plafonds patriciens tout peints et dorés. Je vais beaucoup
dans les églises, j’entends chanter et jouer de l’orgue, je regarde les moines,
je contemple les chasubles, les autels, les statues. Il fut un temps où j’aurais
fait beaucoup plus de réflexions que je n’en fais maintenant (je ne sais pas
bien lesquelles) ; j’aurais peut-être plus réfléchi et moins regardé.
Au contraire j’ouvre les jeux, sur tout, naïvement et simplement, ce qui est
peut-être supérieur.
J’ai assisté à deux enterrements dont
je te donnerai tous les détails.
À Nice je n’ai pas été au cimetière où
pourrit ce pauvre des Hogues, comme j’en avais eu l’intention. Cela eût
paru drôle.
Quelqu’envie donc que j’en aie eue
je n’y ai pas été ; mais j’ai bien pensé à lui. J’ai regardé la mer,
le ciel, les montagnes ; je l’ai regretté, aspiré. S’il reste dans l’air
quelque chose de ceux qui sont morts, je me suis mêlé à lui, et son âme en
a peut-être été réjouie. Je n’ai pas revu à Marseille cette bonne Mme
Foucaud,
mais j’ai revu sa maison, la porte et les marches pour y monter ; elles
ne sont pas plus usées ; malgré tous les pas qui y sont venus, elles
ont moins vieilli que moi depuis cinq ans. La nature est si calme et si éternellement
jeune qu’elle m’étonne continuellement. À Toulon j’avais aussi, devant mon
hôtel, les mêmes arbres et la même fontaine qui coulait de même et faisait,
la nuit, son même bruit d’eau tranquille. En allant de Fréjus à Antibes, nous
avons passé par l’Estérel et j’ai vu sur la droite l’immortelle auberge des
Adrets ; je l’ai regardée avec religion, en songeant que c’était là d’où
le grand Robert Macaire avait pris son vol vers l’avenir et qu’était sorti
le plus grand symbole de l’époque, comme le mot de notre âge. On ne fait pas
de ces types-là tous les jours ; depuis Don Juan je n’en vois pas d’aussi
large. À propos de Don Juan, c’est ici qu’il faut venir y rêver ; on
aime à se le figurer quand on se promène dans ces églises italiennes, à l’ombre
des marbres, sous la lumière du jour rose qui passe à travers les rideaux
rouges, en regardant les cous bruns des femmes agenouillées ; pour coiffure,
elles ont toutes de grands voiles blancs et de longs pendants d’oreille en
or ou en argent. Il doit être doux d’aimer là, le soir, caché derrière les
confessionnaux, à l’heure où l’on allume les lampes. Mais tout cela n’est
pas pour nous ; nous sommes faits pour le sentir, pour le dire et non
pour l’avoir. Où en est ton roman ? Avance-t-il ? En es-tu content ?
Il me tarde d’en voir l’ensemble. Ne pense qu’à l’Art, qu’à lui et qu’à lui
seul, car tout est là ! Travaille, Dieu le veut ; il me semble que
cela est clair.
Je m’attendais à avoir une lettre de toi
à Gênes ; j’en aurais eu bien besoin ; peut-être en aurai-je ?
Nous partons dans six ou sept jours, Hamard et Caroline s’embarquent pour
Naples. Écris-moi de suite à Genève. Tu m’avais promis de m’écrire souvent.
Mets-toi à ma place et demande-toi si tu n’aurais pas de la joie, en pays
étranger, de retrouver un compatriote.
Adieu, cher Alfred, tu sais si je t’aime
et si je pense à toi.
Mille adieux et embrassades.
***
À ALFRED LE POITTEVIN.
Milan,
13 mai [1845].
J’ai encore quitté cette pauvre Méditerranée ! !
Je lui ai dit adieu avec un étrange serrement de coeur. Le matin que nous
devions partir de Gênes, je suis sorti à 6 heures de l’hôtel comme pour aller
me promener. J’ai pris une barque et j’ai été jusqu’à l’entrée de la rade
pour revoir une dernière fois ces flots bleus que j’aime tant. – La mer était
forte, je me laissais bercer dans la chaloupe en pensant à toi et en te regrettant.
Puis, quand j’ai senti que le mal de mer pourrait bien venir, je suis revenu
à terre et nous nous sommes en allés. J’en ai été si triste pendant trois
jours que j’ai cru plusieurs fois que j’en crèverais ; cela est littéral.
Quelqu’effort que je fisse, je ne pouvais pas desserrer les dents. Je commence
à croire décidément que l’ennui ne tue pas, car je vis.
J’ai vu le champ de bataille de Marengo,
celui de Novi et celui de Verceil, mais j’étais dans une pitoyable disposition
que tout cela ne m’a pas ému. Je pensais toujours à ces plafonds des palais
de Gênes (sous lesquels on aimerait avec tant d’orgueil). Je porte l’amour
de l’antiquité dans mes entrailles, je suis touché jusqu’au plus profond de
mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles
et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune. L’océan est peut-être
plus beau, mais l’absence des marées qui divisent le temps en périodes régulières
semble vous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles
entre Cléopâtre et vous. Ah ! cher vieux ! quand irons-nous nous
coucher à plat ventre sur le sable d’Alexandrie, ou dormir à l’ombre sous
les platanes de l’Hellespont ?
Tu dépéris d’embêtement, tu crèves de
rage, tu meurs de tristesse, tu étouffes... prends patience, ô lion du désert !
Moi aussi j’ai étouffé longtemps ; les murs de ma chambre de la rue de
l’Est se rappellent encore les effroyables jurons, les trépignements de pied
et les cris de détresse que je poussais seul ; comme j’y ai rugi et bâillé
tour à tour ! Apprends à ta poitrine à consommer peu d’air ; elle
ne s’en ouvrira qu’avec une joie plus immense quand tu seras sur les grands
sommets et qu’il faudra respirer les ouragans. Pense, travaille, écris, relève
ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre, comme le bon ouvrier qui
ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche. C’est dans la
seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons ; mais
dans la première il est mieux de jeter dehors tout ce qu’on a de vraiment
intime, d’original, d’individuel. Ainsi pense à ce que peut être pour toi,
dans quelques années, une grande course en Orient ; laisse aller la muse
sans t’inquiéter de l’homme, et tu sentiras chaque jour ton intelligence grandir
d’une façon qui t’étonnera. Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de
t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste ; l’orgueil
remplace tout quand il est assis sur une large base. Pour moi, je suis vraiment
assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal. Ne crois-tu pas qu’il
y a bien des choses qui me manquent et que je n’aurais pas été aussi magnanime
que les plus opulents, tout aussi tendre que les amoureux, tout aussi sensuel
que les effrénés ? Je ne regrette pourtant ni la richesse, ni l’amour,
ni la chair, et l’on s’étonne de me voir si sage. J’ai dit à la vie pratique
un irrévocable adieu. Je ne demande d’ici à longtemps que cinq ou six heures
de tranquillité dans ma chambre, un grand feu l’hiver, et deux bougies chaque
soir pour m’éclairer. – Tu m’affliges, cher et doux ami, tu m’affliges quand
tu me parles de ta mort. Songe à ce que je deviendrais. Âme errante comme
un oiseau sur la terre en déluge, je n’aurais pas le moindre rocher, pas un
coin de terre où reposer ma fatigue. Pourquoi vas-tu aller passer un mois
à Paris ? Tu vas t’y ennuyer encore plus qu’à Rouen. Tu en reviendras
plus las encore. Es-tu sûr d’ailleurs que les bains de vapeur te soient si
utiles pour ta tête de Moechus ?
J’ai bien envie de voir ce que tu as fait
depuis que nous sommes séparés. Dans quatre ou cinq semaines nous lirons cela
ensemble, seuls, à nous, chez nous, loin du monde et des bourgeois, enfermés
comme des ours et grondant sous notre triple fourrure. Je rumine toujours
mon conte oriental, que j’écrirai l’hiver prochain, et il m’est venu depuis
quelques jours l’idée d’un drame assez sec sur un épisode de la guerre de
Corse que j’ai lu dans l’histoire de Gênes. J’ai vu un tableau de Breughel
représentant la Tentation de Saint-Antoine, qui m’a fait penser à arranger
pour le théâtre la Tentation de Saint-Antoine ; mais cela demanderait
un autre gaillard que moi. Je donnerais bien toute la collection du Moniteur
si je l’avais, et 100. 000 francs avec, pour acheter ce tableau-là, que
la plupart des personnages qui l’examinent regardent assurément comme mauvais.
[...]
Adieu, je t’embrasse.
***
À ERNEST CHEVALIER.
Milan, 13 mai [1845].
Ne pas confondre avec Milan, frère du
gros Milan, seul, de tous les Milan, fabricant de boyaux de mouton neutralisés,
sans odeur, approuvés par l’Académie royale de Médecine de Paris, rue de l’Arbre-Sec,
etc.
Excuse-moi d’abord, mon vieil Ernest,
de ne pas t’avoir écrit. J’accepte tous les reproches de ta lettre, à laquelle
je réponds de suite, et j’implore ma grâce en te promettant que tu ne manqueras
pas de mes lettres à Calvi. J’imagine l’isolement dans lequel tu vas te trouver
et je tâcherai de temps à autre de te distraire un peu par quelques facéties
que je t’enverrai d’au delà de la mer. Hélas ! je ne suis plus si gai
qu’autrefois. Je deviens vieux. Je n’ai plus cette magnifique blague qui remplissait
des lettres que tu étais deux jours à lire. Ce sera plutôt à toi de m’apprendre
du nouveau. Je te conseille, pour passer le temps, de travailler l’italien
et l’histoire de la Corse. Je te demanderai même plus tard, quand tu seras
installé, quelques renseignements que je désire. Nous ne sommes pas près de
nous revoir, mon pauvre vieux. J’aurais voulu avant de nous séparer nous dire
un adieu classique, j’entends souper tranquillement ensemble chez ce bon Auguste,
et finir la soirée chez Mme R***, avant que tu n’ailles défendre la moralité
publique. C’eût été d’un bon augure. Quand est-ce que nous nous retrouverons ?
Qu’arrivera-t-il d’ici là ? Il coulera bien de l’eau sous le pont, comme
on dit vulgairement. Vas-tu t’en donner, des makis et du soleil ! Peut-être
en auras-tu vite assez et regretteras-tu la vallée de Cléry où je t’ai fait
rouler de rire. Mais le coeur humain est ainsi mosaïqué que, revenu aux Andelys,
tu regretteras la Corse. Cela est de règle. Tâche toujours dans tes jours
de vide et d’embêtement de ne pas céder au découragement. Sois toujours bel
homme, jolie tenue, jolies manières, agréable en société, ferme sur tes talons,
jarret tendu et le petit doigt sur la couture de la culotte.
Que te dirai-je de moi ? Toujours
le même ! ni mieux, ni pis, au moral comme au physique. J’ai revu la
Méditerranée et je l’ai quittée ; je monte en voiture le matin et j’en
descends le soir. Je mange vigoureusement, par exemple ; c’est un progrès ;
j’ai un appétit d’enfer. En fait d’impressions de voyage, ce que j’ai vu de
mieux, c’est Gênes. Je t’engage à aller t’y promener à quelque jour que tu
auras le temps. Quand on a visité ses palais, on a une telle pitié du luxe
moderne qu’on est tenté de loger à l’écurie et de sortir en blouse. J’ai vu
ce matin, à la bibliothèque Ambroisienne, des lettres de Mme Lucrèce Borgia
et, cet après-midi, à Monza, la fameuse couronne de fer que Charlemagne et
Napoléon se sont mise sur la tête.
Nous revenons par Genève et, dans quatre semaines, nous serons de retour
à Rouen. Je reprendrai ma vie calme et uniforme, entre ma pipe et mon feu,
sur ma table et dans mon fauteuil. Nous passerons l’été à Croisset.
Au reçu de ceci, tu calculeras la distance
qu’il te faut pour me répondre, d’après les timbres de la poste. Dans 15 jours
nous serons à Genève. Aussi écris-moi à Genève ; sinon, une huitaine
après à Nogent, et enfin à Nogent [sic pour Rouen].
N’as-tu pas pour procureur du roi un M.
Paoli, un gaillard qui boite ? Présente-lui mes compliments, s’il se
souvient de moi, et dis-lui que je me rappelle avec plaisir la manière dont
son frère m’a reçu. C’est celui qui habite à Piedicroce.
Adieu, vieux, porte-toi bien et donne
souvent de tes nouvelles ; je t’embrasse.
***
À ALFRED LE POITTEVIN.
Genève,
26 mai, lundi soir, 9 heures [1845].
J’ai vu avant-hier le nom de Byron écrit
sur un des piliers du caveau où a été enfermé le prisonnier de Chillon. Cette
vue m’a causé une joie exquise. J’ai plus pensé à Byron qu’au prisonnier,
et il ne m’est venu aucune idée sur la tyrannie et l’esclavage. Tout le temps
j’ai songé à l’homme pâle qui un jour est venu là, s’y est promené
de long en large, a écrit son nom sur la pierre et est reparti. – Il faut
être bien hardi ou bien stupide pour aller ensuite écrire son nom dans un
séjour pareil.
Le nom de Byron est gravé de côté et il
est déjà noir comme si on avait mis de l’encre dessus pour le faire ressortir ;
il brille en effet sur la colonne grise et jaillit à l’oeil dès en entrant.
Au-dessous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui
s’est appuyée là l’avait usée par son poids. Je me suis abîmé en contemplation
devant ces cinq lettres.
Ce soir, tout à l’heure, j’ai été, en
fumant mon cigare, me promener dans une petite île qui est sur le lac, en
face de notre hôtel, et qu’on appelle l’île Jean-Jacques, à cause de la statue
de Pradier qui y est. Cette île est un lieu de promenade où on fait de la
musique le soir. Quand je suis arrivé au pied de la statue, les instruments
de cuivre résonnaient doucement ; on n’y voyait presque plus ; le
monde était assis sur des bancs, en vue du lac, au pied des grands arbres
dont la cime presque tranquille se remuait pourtant. Ce vieux Rousseau se
tenait immobile sur son piédestal et écoutait tout cela. J’ai frissonné ;
le son des trombones et des flûtes m’allait aux entrailles. Après l’andante
est venu un morceau joyeux et plein de fanfares. J’ai pensé au théâtre, à
l’orchestre, aux loges pleines de femmes poudrées, à tous les tressaillements
de la gloire et à ce paragraphe des Confessions : «J.-J. tu doutais,
toi qui quinze ans plus tard, haletant, éperdu...» La musique a continué longtemps.
Je remettais de symphonie en symphonie à rentrer chez moi ; enfin je
suis parti. Aux deux bouts du lac de Genève il y a deux génies qui projettent
leur ombre plus haut que celle des montagnes : Byron et Rousseau, deux
gaillards, deux mâtins, qui auraient fait de bien «bons avocats».
Tu me dis que tu deviens de plus en plus
amoureux de la nature ; moi, j’en deviens effréné. Je regarde quelquefois
les animaux et même les arbres avec une tendresse qui va jusqu’à la sympathie ;
j’éprouve presque des sensations voluptueuses rien qu’à voir, mais quand je
vois bien. Il y a quelques jours, j’ai rencontré trois pauvres idiotes qui
m’ont demandé l’aumône. Elles étaient affreuses, dégoûtantes de laideur et
de crétinisme, elles ne pouvaient pas parler ; à peine si elles marchaient.
Quand elles m’ont vu, elles se sont mises à me faire des signes pour me dire
qu’elles m’aimaient ; elles me souriaient, portaient la main sur leur
visage et m’envoyaient des baisers. À Pont-l’Evêque, mon père possède un herbage
dont le gardien a une fille imbécile ; les premières fois qu’elle m’a
vu, elle m’a également témoigné un étrange attachement. J’attire les fous
et les animaux. Est-ce parce qu’ils devinent que je les comprends, parce qu’ils
sentent que j’entre dans leur monde ?
Nous avons traversé le Simplon jeudi dernier.
C’est, jusqu’à présent, ce que j’ai vu de plus beau comme nature. Tu sais
que les belles choses ne souffrent pas de description. Je t’ai bien regretté ;
j’aurais voulu que tu fusses avec moi, ou bien j’aurais voulu être dans l’âme
de ces grands pins qui se tenaient tout suspendus et couverts de neige au
bord des abîmes. Je cherchais mon niveau. J’ai visité à Domodossola un couvent
de capucins (j’en avais déjà vu un à Gênes, et un autre, de chartreux, près
de Milan). Le capucin qui nous a promenés nous a offert un verre de vin ;
je lui ai donné deux cigares, et nous nous sommes séparés en nous serrant
fortement les mains. Il avait l’air d’un excellent bougre. On effleure bien
des amitiés en voyage ; je ne parle pas des amours.
C’est une chose singulière comme je suis
écarté de la femme. J’en suis repu comme doivent l’être ceux qu’on a trop
aimés. Je suis devenu impuissant par ces effluves magnifiques que j’ai trop
sentis bouillonner pour les voir jamais se déverser. Je n’éprouve même vis-à-vis
d’aucun jupon le désir de curiosité qui vous pousse à dévoiler l’inconnu et
à chercher du nouveau.
Reste à Rouen, que je t’y trouve quand
j’y serai, vers le 15 juin. Tâche d’y rester au moins jusqu’au mois d’août,
que nous ayons le temps de nous dire ce que nous avons à nous dire. Je m’embête
d’être seul. Sais-tu qu’il y a bien de la logique dans notre union ?
Il est fort simple que le son monte en l’air et que les astres suivent leur
parabole. Nous agissons de même. Uniques de notre nature, isolés dans l’immensité,
c’est la Providence qui nous fait penser et sentir harmoniquement.
***
À ERNEST CHEVALIER.
[Croisset]
Dimanche, 15 juin [1845].
Si tu t’es plaint d’attendre longtemps
ma dernière lettre, celle-ci, j’espère, t’arrivera vite : on m’a remis
la tienne hier et j’y réponds aujourd’hui ; voilà de l’exactitude, ou
je ne m’y connais pas. Procédons par ordre, car nous avons bien des choses
à nous dire. Et d’abord mon voyage. Eh bien, mon cher vieux, on [l’] eût pu
désirer plus gai ; non pas que par lui-même il ne fût beau, mais c’est
nous autres qui n’étions pas dans toutes les conditions voulues pour en goûter
la beauté.
D’abord mon père a été pris, à peine parti
de Rouen, d’un mal d’yeux opiniâtre qui le forçait, dans les villes, à garder
sa chambre et à mettre des sangsues de temps à autre ; il n’en a été
débarrassé qu’à Milan. Puis Caroline, qui avait bien supporté la voiture jusqu’à
Toulon [...] a été reprise de douleurs dans les reins, de fatigue, si bien
que ma mère se mourait d’inquiétude sur les suites de son voyage en Italie ;
ce que voyant, Hamard y a renoncé, et nous sommes tous revenus ensemble par
Milan, Côme, le Simplon, Genève et Besançon. J’ai eu dans notre voyage encore
deux crises nerveuses ! Si je guéris, je ne guéris guère vite, ce qui
est aussi peu neuf pour moi que peu consolant. Après tout, merde ! Voilà,
avec ce grand mot on se console de toutes les misères humaines ; aussi
je me plais à le répéter : merde, merde ! Enfin tu conçois que tout
cela, joint de la part de mon père au regret de ses occupations favorites,
à l’absence d’Achille qui se plaignait dans ses lettres d’être las de la clientèle,
ont rendu ces deux mois pas aussi agréables qu’ils auraient dû l’être.
Du reste, si tu veux que je te parle de
ce que j’ai vu, je te dirai que la Corniche est une route de 60 lieues, à
faire à pied, et que j’ai été triste à crever pendant trois jours quand j’ai
quitté Gênes ; car c’est une ville tout en marbre, avec des jardins remplis
de roses ; l’ensemble en est d’un chic qui vous prend l’âme. En revanche,
Turin est ce que je connais de plus ennuyeux au monde ; j’en excepte
Bordeaux et Yvetot. Mais Milan, sa cathédrale surtout, est quelque chose de
propre. Pour moi, c’est Gênes, Gênes avant tout ce que j’ai vu.
Je ne te dirai rien des trois lacs de
Côme, Majeur et Genève, ni du Simplon, parce que ce serait trop long, trop
difficile, et surtout trop bête de vouloir faire plus que les nommer. Deux
choses qui m’ont ému, c’est le nom de Byron gravé au couteau sur le pilier
de la prison de Chillon, et le salon et la chambre à coucher de ce vieux Monsieur
de Voltaire à Ferney. J’ai vu aussi celle où est né Victor Hugo à Besançon.
Je suis revenu enfin à Paris, où j’ai retrouvé ce brave Alfred, avec lequel
j’ai fumé quelques cigares sur l’asphalte. Mais nous n’avons pas (comme tu
l’as sans doute présumé déjà, dans ton odieuse immoralité), non, Monsieur !
nous n’avons pas couru les filles ensemble. Ah ! attrape ! ni chacun
de notre côté, ce qui est plus fort !
Caroline et Hamard sont restés à Paris
pour choisir un logement et se meubler. Ils vont habiter la capitale, comme
disent les épicemares. Je reste donc seul avec mon père et ma mère,
à Croisset l’été, dans ma chambre à Rouen l’hiver ; dans ma chambre !
Seulement, à Croisset, j’ai mon canot et le jardin, et puis je suis plus loin
des Rouennais qui, quelque peu que je les fréquente, me pèsent aux épaules
d’une façon dont les compatriotes sont seuls capables. Je vais donc me remettre,
comme par le passé, à lire, à écrire, à rêvasser, à fumer. Si ma vie est douce,
elle n’est pas fertile en facéties. D’ici à quelques années cependant je n’en
désire pas d’autre. J’ai même envie d’acheter un bel ours (en peinture), de
le faire encadrer et suspendre dans ma chambre, après avoir écrit au-dessous :
Portrait de Gustave Flaubert, pour indiquer mes dispositions morales
et mon humeur sociale. Le grec va marcher de nouveau et si, dans deux ans,
je ne le lis pas, je l’envoie faire foutre définitivement ; car il y
a longtemps que je me traîne dessus sans en rien savoir. Quand tu penseras
à moi, tu pourras donc te figurer ton ami accoudé sur sa table, crachant au
coin de son feu, ou ramant dans sa barque, tel que tu le connais ; je
ne change pas, je suis immuable comme une botte... vernie, s’entend !
Je peux bien m’user, mais je ne dévernis pas.
Tu m’as parlé de la Corse et surtout de
la partie que je connais. J’ai revu dans ta lettre ces grandes bruyères de
12 pieds que j’ai traversées à cheval en allant de Piedicroce à Saint-Pancrace.
As-tu parcouru toute la plaine d’Aleria ? As-tu vu le soleil quand il
reluit dessus ? Je compte y retourner plus tard, pour ressentir encore
une fois ce que j’ai senti déjà. C’est là un beau pays, encore vierge du bourgeois
qui n’est pas venu le dégrader de ses admirations, un pays grave et ardent,
tout noir et tout rouge. Tu m’as parlé du capitaine Lorelli. Le connais-tu ?
C’est un excellent homme ; tu peux lui parler de moi. Si tu vois également
M. Multedo, de Nice, fais-lui mes compliments, ainsi qu’à M. Vincent Podesta
(de Bastia). Le premier surtout, que je connais mieux que le second, est un
des plus dignes hommes que je connaisse. Il me souvient encore, à Bastia,
de deux médecins, Arrighi et Manfredi.
Te voilà donc devenu homme posé, établi,
piété, investi de fonctions honorables et chargé de défendre la morale publique.
Regarde-toi dans ta glace immédiatement et dis-moi si tu n’as pas une grande
envie de rire. Tant pis pour toi si tu ne l’as pas ; cela prouverait
que tu es déjà si encrassé dans ton métier que tu en serais devenu stupide.
Exerce-le de ton mieux, ce brave métier, mais ne te prends pas au sérieux ;
conserve toujours l’ironie philosophique ; pour l’amour de moi, ne te
prends pas au sérieux.
Nouvelles : Baudry vient de se marier,
il y a eu samedi huit jours, avec Mlle Sénard. Podesta est également marié ; Lengliné, le commis de M. Le
Poittevin, s’est aussi marié ; Denouette s’est encore marié. Tout le
monde se marie, si ce n’est moi ; et toi, que j’oubliais pour le quart
d’heure ; mais ça t’arrivera un de ces jours, quand tu seras procureur
du roi en titre. Il est de certaines fonctions où l’on est presque forcé de
prendre une femme, comme il y a certaines fortunes où il serait honteux de
ne pas avoir d’équipage. Allons, passons le gant blanc, tirons la bretelle,
avançons-nous vers l’officier municipal, prenons une légitime... Il me tarde
de te voir muni d’un Victor, d’un Adolphe ou d’un Arthur, qu’on appellera
totor, dodofe ou tutur, qui sera habillé en artilleur et qui récitera des
fables : maître Corbeau sur un arbre perché, etc.
Il faisait beau temps hier et de l’ombre
sous les arbres verts, j’ai repensé à nos anciennes promenades, pipe au bec,
à cette femme au goitre, chez laquelle nous avons pris des grogs au vin.
Jeudi, en revenant de Paris dans le chemin
de fer, à Gaillon, j’ai revu la place où nous avons trouvé «un jour un boyau
de mouton neutralisé sans odeur». Comme il y a longtemps de ça ! Pauvre
vieux ! sais-tu que c’était beau, mes voyages de Pâques aux Andelys et
la prodigieuse vigueur de blague que j’avais alors ! Quelles pipes !
Comme nous avions peu de retenue dans nos propos ! C’était plaisir. Nous
bravions tout à fait l’honnêteté, comme eût dit Boileau, et nous respections
peu le lecteur français.
Voici deux choses que je te demanderai :
1° Il y a à Bastia ou à Ajaccio, plus probablement à Bastia, des libraires
qui ont publié des recueils de «Ballata» corses. Aurais-tu l’amabilité de
m’en acheter quelques-uns ? 2° Je désirerais m’occuper de l’histoire
de Sampier Ornano qui vivait vers 1560-70. Penses-tu que je puisse avoir en
Corse quelque renseignement particulier sur cet homme et sur cette époque ?
Je voudrais connaître l’état de la Corse de 1550 environ à 1650, la
seconde moitié du XVIe siècle et la première du XVIIe environ. Si tu ne trouves
rien tout de suite, je t’en reparlerai plus au long dans ma prochaine lettre.
Adieu, mon vieux bougre. Tout à toi, tu
le sais.
***
ALFRED LE POITTEVIN.
Croisset, mardi soir, 10 heures et demie
[fin juin-début juillet 1845].
Encore dans mon antre !
Encore une fois dans ma solitude !
À force de m’y trouver mal, j’arrive à
m’y trouver bien ; d’ici à longtemps je ne demande pas autre chose. Qu’est-ce
qu’il me faut après tout ? n’est-ce pas la liberté et le loisir ?
Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au
sein du dénûment le plus absolu. J’ai encore cependant quelques progrès à
faire. Mon «éducation sentimentale» n’est pas achevée, mais j’y touche peut-être.
As-tu réfléchi quelquefois, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot «bonheur» avait fait couler de larmes ? Sans
ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait plus à l’aise. Il me
prend quelquefois d’étranges aspirations d’amour, quoique j’en sois dégoûté
jusque dans les entrailles ; elles passeraient peut-être inaperçues,
si je n’étais pas toujours attentif et l’oeil tendu à épier jouer mon coeur.
Je n’ai pas éprouvé au retour la tristesse
que j’ai eue il y a cinq ans. Te rappelles-tu l’état où j’ai été pendant tout
un hiver, quand je venais le jeudi soir chez toi, en sortant de chez Chéruel,
avec mon gros paletot bleu et mes pieds trempés de neige que je chauffais
à ta cheminée ? J’ai passé vraiment une amère jeunesse, et par laquelle
je ne voudrais pas revenir ; mais ma vie maintenant me semble arrangée
d’une façon régulière. Elle a des horizons moins larges, hélas ! moins
variés surtout, mais peut-être plus profonds parce qu’ils sont plus restreints.
Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout
est tranquille ; la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la
lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu
sombre. J’ai réfléchi aux conseils de Pradier ; ils sont bons. Mais comment
les suivre ? Et puis où m’arrêterais-je ? Je n’aurais qu’à prendre
cela au sérieux et jouir tout de bon ; j’en serais humilié ! C’est
ce qu’il faudrait pourtant et c’est ce que je ne ferai pas. Un amour normal,
régulier, nourri et solide, me sortirait trop hors de moi, me troublerait,
je rentrerais dans la vie active, dans la vérité physique, dans le sens commun
enfin, et c’est ce qui m’a été nuisible toutes les fois que j’ai voulu le
tenter. D’ailleurs, si cela devait être, cela serait.
Qu’est-ce que tu bâtis à Paris, toi ?
Te promènes-tu sur l’asphalte en pensant à moi ? As-tu été revoir ces
vieux sauvages ? Nous avons passé une bonne soirée ensemble, quoique
si courte ! Toutes les fois que j’entre à Paris, j’y respire à l’aise,
comme si je rentrais dans mon royaume ; et toi ?
Quel jour reviens-tu ? Le sieur Du
Camp m’arrivera la semaine prochaine. Tu tâcheras de venir passer, trois ou
quatre jours de suite, quelques heures dans l’après-midi et nous relirons
mon roman. Je ne serai pas fâché pour mon propre compte de revoir l’effet
qu’il me fera à six mois de distance.
Adieu, Carissimo, réponds-moi de suite
comme tu me l’as promis.
As-tu vu souvent Du Camp ? Qu’est-ce
que vous avez dit de bon ?
***
ERNEST CHEVALIER.
Croisset
[13 août 1845].
Je commençais vraiment à ne savoir que
penser de toi, mon brave substitut, car tu as été bien longtemps à me répondre.
«Est-il assassiné», me disais-je, «enlevé, ravi, ou l’a-t-on violé, et ensuite,
ne pouvant plus supporter le poids d’une existence désormais flétrie, aurait-il
plongé dans son sein le fer homicide ?» C’est pour te dire qu’une autre
fois je t’engage à m’envoyer tes réponses plus promptement, car j’avais peur
que tu ne fusses malade et j’hésitais à écrire aux Andelys pour avoir de tes
nouvelles.
Eh bien ! des nouvelles, je n’en
sais guère, car je vis comme un ours, comme une huître à l’écalle [sic].
À propos d’huître, j’ai lu tantôt dans Shakespeare que l’âme est une huître
enfermée dans le corps, qui est son écalle, qu’elle trame avec peine. Ainsi
la comparaison n’est pas si mauvaise. Voilà donc ce que je sais de plus intéressant
à te narrer. Je crois (c’est mon père qui croit avoir reçu un billet de faire
part) que notre ami intime le sieur Malleux est marié. Hé hé hé ! qu’en
dis-tu ? Il pleut des mariages, il grêle des hyménées, c’est un déluge
de morale ! […]
[…] Ce que je redoute étant la passion,
le mouvement, je crois, si le bonheur est quelque part, qu’il est dans la
stagnation ; les étangs n’ont pas de tempêtes. Mon pli est à peu près
pris, je vis d’une façon réglée, calme, régulière, m’occupant exclusivement
de littérature et d’histoire. J’ai repris le grec, que je continue avec persévérance,
et mon maître Shakespeare, que je lis toujours avec un amour toujours croissant.
Je n’ai jamais passé d’années meilleures que les deux qui viennent de s’écouler,
parce qu’elles ont été les plus libres, les moins gênées dans leur entournure.
J’y ai sacrifié beaucoup, à cette liberté ; j’y sacrifierais plus encore.
Ma santé n’est ni pire, ni meilleure ; c’est long, long, bien long, pauvre
vieux ; non pas pour moi mais pour les miens, pour ma mère que cette
maladie use lentement et rend plus malade que moi.
Ah ! la maison n’est plus gaie comme
par le passé ; ma soeur est mariée, mes parents se font vieux, et moi
aussi ; tout cela s’use ! On y blaguait bien, à ce bon Hôtel-Dieu,
il s’y passait de bons jeudis autrefois ; tant que tu vivras, j’en suis
sûr, tu te les rappelleras avec douceur.
J’ai eu dernièrement la visite de Du Camp
qui est resté trois semaines ici. Le jour qu’il est arrivé, Panofka et Maurice
me sont arrivés à l’improviste. Je les ai menés le lendemain faire un petit
déjeuner, chez l’ami Jay, dont ils ont été assez satisfaits. Le soir Panofka
nous a joué du violon. Tu sauras que Jay a inventé un nouveau plat qu’il a
décoré de notre nom, c’est un entremets sucré, un pudding à la Flaubert.
Ah, j’oubliais de te dire que «l’homme
aux études historiques» est décoré de la Croix d’honneur. Je ne l’ai pas vu
depuis qu’il a le ruban, mais il me viendra faire une visite d’ici à quelques
jours. J’ai envie de le voir enrubanné ! Dainez, surnommé Pue-ventre,
va tenir une pension en collaboration avec Preisser. Comme tout cela est beau !
Bourlet n’est pas encore au comble de ses voeux. Que dis-tu de sa constance !
On le trouvera quelque jour mort […] dans son lit, tout raide et droit comme
un lapin gelé.
Adieu, vieux ; n’oublie pas ce que
je t’ai demandé. Je compte sur ta HAUTE intelligence. Combien de temps restes-tu
aux vacances ? Aurai-je le plaisir de t’envisager ?
Addio.
***
ALFRED LE POITTEVIN.
Croisset
[août 1845].
J’analyse toujours le théâtre de Voltaire ;
c’est ennuyeux, mais ça pourra m’être utile plus tard. On y rencontre néanmoins
des vers étonnamment bêtes. Je fais toujours un peu de grec ; j’ai fini
l’Égypte d’Hérodote ; dans trois mois j’espère l’entendre bien et dans
un an, avec de la patience, Sophocle. Je lis aussi Quinte-Curce. Quel gars
que cet Alexandre ! Quelle plastique dans sa vie ! Il semble que
ce soit un acteur magnifique improvisant continuellement la pièce qu’il joue.
J’ai vu dans une note de Voltaire qu’il lui préférait les Marc-Aurèle, les
Trajan, etc. Que dis-tu de ça ? Je te montrerai plusieurs passages de
Quinte-Curce qui, je crois, auront ton estime, entre autres l’entrée à Persépolis
et le dénombrement des troupes de Darius. J’ai terminé aujourd’hui le Timon
d’Athènes de Shakespeare. Plus je pense à Shakespeare, plus j’en suis
écrasé. Rappelle-moi de te parler de la scène où Timon casse la tête à ses
parasites avec les plats de la table.
Nous serons voisins cet hiver, pauvre
vieux ; nous pourrons nous voir tous les jours, nous ferons des scénarios.
Nous causerons ensemble à ma cheminée, pendant que la pluie tombera ou que
la neige couvrira les toits. Non, je ne me trouve pas à plaindre quand je
songe que j’ai ton amitié, que nous avons des heures libres ou entières à
passer ensemble. Si tu venais à me manquer, que me resterait-il ? Qu’aurais-je
dans ma vie intérieure, c’est-à-dire la vraie ?
Réponds-moi de suite ; tu devrais
m’écrire plus souvent et plus longuement. J’ai lu hier soir, dans mon lit,
le premier volume de Le rouge et le noir, de Stendhal ; il me
semble que c’est d’un esprit distingué et d’une grande délicatesse. Le style
est français ; mais est-ce là le style, le vrai style, ce vieux style
qu’on ne connaît plus maintenant ?
***
ERNEST CHEVALIER.
Croisset,
21 septembre [1845].
Je suis aise, mon bon Ernest, de te savoir
si près de moi. Si j’étais libre, j’irais moi-même te voir pour ne pas priver
ta mère du temps que, je l’espère, tu lui déroberas pour moi. Viens, ne fût-ce
qu’un après-midi ; prends un convoi du matin, tu seras rentré le soir
aux Andelys. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, pauvre vieux. Nous
devons avoir bien des choses à nous dire. Je te remercie de la lettre de Lorelli ;
je lui répondrai.
Adieu, je t’attends d’un moment à l’autre.
Tout à toi.
Mille choses aux tiens.
***
ALFRED LE POITTEVIN.
Croisset,
septembre 1845.
J’ai grande envie de voir ton histoire
de la Botte merveilleuse et ton choeur de Bacchantes, et le reste. – Travaille,
travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que ta muse t’emportera.
C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans
la vie. La lassitude de l’existence ne nous pèse pas aux épaules quand nous
composons. Il est vrai que les moments de fatigue et de délassement qui suivent
n’en sont que plus terribles ; mais tant pis ! Mieux vaut deux verres
de vinaigre et un verre de vin qu’un verre d’eau rougie. Pour moi, je ne sens
plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse, ni ces grandes amertumes
d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble et cela fait une teinte universelle
où tout se trouve broyé et confondu.
J’observe que je ne ris plus guère et
que je ne suis plus triste. Je suis mûr. Tu parles de ma sérénité, cher vieux,
et tu me l’envies. Il est vrai qu’elle peut étonner. Malade, irrité, en proie
mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femmes, sans
vie, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon oeuvre lente comme
le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur
son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il
tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement.
Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère.
Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faiblisse, car il y a des jours où
je suis d’une mollesse qui me fait peur. Enfin je crois avoir compris une
chose, une grande chose, c’est que le bonheur, pour les gens de notre race,
est dans l’idée, et pas ailleurs. Cherche quelle est bien ta nature,
et sois en harmonie avec elle. «Sibi constat», dit Horace. Tout est
là. Je te jure que je ne pense pas à la gloire, et pas beaucoup à l’Art. Je
cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse, et je l’ai trouvée.
Fais comme moi romps avec l’extérieur, vis comme un ours – un ours
blanc – envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n’est ton intelligence.
Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde, que
je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les
plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration.
Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries
qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement
des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ?
J’en suis là. À force de vouloir tout comprendre, tout me fait rêver. Il me
semble pourtant que cet ébahissement-là n’est pas de la bêtise. Le bourgeois
par exemple est pour moi quelque chose d’infini. Tu ne peux pas t’imaginer
ce que l’affreux désastre de Monville m’a donné. Pour qu’une chose
soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.
Voilà ! chaque jour ressemble à l’autre.
Il n’y a pas un qui puisse se détacher dans mon souvenir. N’est-ce pas sage ?
Je vais m’occuper de régler un peu mon conte oriental ; mais c’est rude.
– Je n’ai pas continué ce bon philosophe chinois ; ça m’ennuyait. Je
le reprendrai dans quelque temps. On n’y trouve pas souvent de ces belles
choses comme les ailes de l’oiseau. T’y exerces-tu ? J’ai lu le Cours
de littérature dramatique du grand homme qui s’appelle Saint-Marc Girardin.
C’est bon à connaître pour savoir jusqu’où peuvent aller la bêtise et l’impudence.
Voilà encore un de ceux auxquels j’aurais fait arracher la peau et couler
du plomb dans le ventre, pour leur apprendre la rhétorique. Tout le monde
ici va assez bien. Adieu, réponds-moi vite.
***
À ACHILLE FLAUBERT.
Tréport,
vendredi 26 [septembre 1845].
Nous voilà piétés au Tréport depuis hier
soir. C’est un pays charmant, c’est-à-dire c’est une mer superbe, car le pays
par lui-même est assez laid ; mais la mer, mon vieux, la mer ! Trouville
est enfoncé. Nous te regrettons tous ; cela gâte un peu le plaisir que
nous avons à être ici. Il y a des rochers superbes, un ciel tout bleu et presque
asiatique, tant le soleil brille ; enfin nous sommes enchantés.
Le vénérable père Parain reste avec nous
jusqu’à dimanche matin. Vous le verrez dimanche soir ; revêtu du twine
anglais, il se promène sur la jetée d’un air maritime, interroge les pêcheurs,
assiste à la vente du poisson et rêve à faire de l’effet quand il sera de
retour à Nogent.
Nous sommes logés chez Michel Laumeille
et Catherine Legris son épouse, baigneurs brevetés de S. A. R. le comte de
Paris ; car il n’est question que de la famille royale. On en est tanné ;
un patriote ne saurait vivre longtemps dans un semblable pays. Le sieur Wall,
ami de l’infâme ravisseur de nos libertés publiques, nous a pilotés dans le
château d’Eu et a mis à notre disposition le canot des souverains. Nous en
avons profité déjà pour venir d’Eu ici, mais nous ne ferons pas de promenade
en mer. Caroline a toujours son mal de gorge ; elle s’en plaint surtout
la nuit. Papa souffre de temps en temps des dents ; cependant il va bien ;
ses yeux sont en bon état et le facies est meilleur qu’en partant de
Rouen. Ma mère a eu ce matin la migraine ; elle est levée et pense que
ça va diminuer. – Quant à moi, mon vieux, je vais bien ; je me suis ce
matin fait la barbe avec ma main droite, quoique, le séton me tiraillant et
la main ne pouvant se plier, j’aie eu quelque mal.
Il a été question de Baptiste. Voici où
en sont les choses : papa, qui trouve qu’on doit avoir de la reconnaissance
pour les gens qui vous ont servi longtemps, veut à toute force l’employer ;
mais la bourgeoise a formellement dit qu’elle ne voulait pas de son épouse
ni de lui à la maison ; on l’emploierait de temps à autre pour faire
des journées ; j’ai fait observer qu’il vaudrait mieux prendre, pour
aider le jardinier, un homme du pays qui pût avoir soin du canot, qui sût
le diriger quand nous ne voudrions pas ramer nous-mêmes. La question en est
restée là.
Papa te prie, d’acheter ou de charger
V. O. d’acheter un cent de bon trèfle ou de luzerne pour sa jument. N’oublie
pas cette commission ; il tient à ce qu’elle soit faite.
Adieu, mon cher Achille ; embrasse
bien pour moi et pour nous tous ta bonne femme et ton joli enfant. Adieu,
nous vous regrettons et pensons à vous ; portez-vous bien et donnez-nous
de vos nouvelles.
Tout à toi. TON FRÈRE.
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