Auteur | Anissa Khoualdia |
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Édition | François Vanoosthuyse |
Date de publication | 11 juin 2022 |
Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier, Gustave Flaubert et Michel Lévy. Un couple explosif, Paris, Calmann Lévy, 2021.
Les profondes mutations que connaît le monde du livre dans la seconde moitié du XIXe siècle voient l’apparition d’un nouveau tandem : celui de l’écrivain et de l’éditeur. C’est l’histoire de l’un de ces duos qu’Yvan Leclerc, spécialiste de Flaubert, et Jean-Yves Mollier, historien du livre et de l’édition, publient chez Calmann-Lévy. Sous la forme d’une biographie croisée, l’ouvrage revient sur la collaboration laborieuse qui, quinze années durant, a lié Gustave Flaubert à son éditeur Michel Lévy. Après le triomphe de Madame Bovary, le succès de Salammbô et l’échec de L’Éducation sentimentale, la métaphore filée du mariage, que l’on retrouve d’un bout à l’autre du livre, aboutit naturellement au récit du divorce des deux membres du duo.
Lorsqu’en 1856 Michel Lévy, alors à la tête d’une entreprise florissante, repère la prépublication de Madame Bovary, son auteur n’a encore rien publié et est inconnu du grand public. Le manuscrit de cette œuvre appelée à faire l’immédiate renommée de Gustave Flaubert est alors négocié comme l’est tout manuscrit d’un écrivain débutant, en échange d’une somme forfaitaire de 400 francs par volumes, soit 800 francs. La publication du roman en 1857 est un succès : les ventes s’élèvent cette année-là à 20 000 exemplaires pour chacun des deux tomes, jusqu’à passer le seuil des 40 000 exemplaires vendus cinq années plus tard. Si le cas de la vente du manuscrit de Flaubert ici n’est pas exceptionnel, la modique somme qu’il perçoit comparée aux bénéfices du libraire à qui est cédée la totalité des droits, est à l’image de l’exploitation des écrivains par ceux que l’écrivain appelle les « marchands de livre » (p. 156).
Ce triomphe, malgré le scandale et le procès qui suivront, marque l’entrée définitive du « rentier des Lettres » (p. 10) dans la carrière littéraire et dans un catalogue qui contient déjà, entre autres, les noms de ses amis Louis Bouilhet et Maxime Du Camp. Derrière ce succès de librairie se cache également le savoir-faire novateur d’un éditeur qui, ayant su percevoir les besoins et les goûts du public, publie l’ouvrage dans sa fameuse « Collection Michel Lévy » à un franc. Mais cette stratégie commerciale et populaire annonce déjà un aspect de l’incompatibilité entre l’écrivain et son éditeur. Le public, « la Foule », selon le mot de Flaubert, c’est précisément le lecteur auquel l’écrivain refuse de s’adresser, fidèle en ceci au parti des tenants de l’Art pour l’Art. C’est donc au lectorat restreint de ses pairs que s’adresse le prochain roman que Flaubert fait paraître chez Michel Lévy frères en 1862.
C’est à cette date que Flaubert signe un contrat l’engageant pour trois ouvrages : la réédition de Madame Bovary, l’édition de Salammbô et un ouvrage à venir. Non sans contradiction avec la véhémence affichée de Flaubert contre les mœurs éditoriales de son temps, la vente du manuscrit du roman carthaginois est l’objet de « prétentions exorbitantes » (p. 76) de la part de l’écrivain qui n’en demande pas moins de 30 000 francs, contre les 10 000 qu’il en recevra finalement. Malgré le public limité auquel il s’adresse, la vente de Salammbô représente un succès pour l’écrivain et son libraire, puisque 7 700 exemplaires sont écoulés en six mois dans le format noble – et plus onéreux – du volume in-octavo.
C’est en 1869, trois années avant la rupture définitive entre l’écrivain et son éditeur que paraît L’Éducation sentimentale, dont les négociations sont confiées à George Sand. À la lecture de l’ouvrage d’Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier, il apparaît que ce sont les considérations financières, auxquelles l’écrivain entend à tout prix se soustraire, qui règlent en réalité les rapports entre les deux hommes et sont la cause de leurs différends. En effet, Flaubert, qui espérait recevoir pour le manuscrit du roman moderne le double du prix du manuscrit de Salammbô, ne perçoit que 16 000 francs. Premier échec commercial de leur collaboration, il s’agit là également du premier « malentendu fondamental » (p. 121) qui vient s’ajouter à l’éreintement de l’ouvrage par une partie de la critique et signe le fiasco, en tout point, de cette transaction et le déclin de la relation entre Flaubert et son éditeur.
Ce sont en grande partie les 95 lettres retrouvées de la correspondance entre l’ermite de Croisset et son éditeur – dont certaines sont disponibles en annexe de l’ouvrage – qui permettent aux deux spécialistes de rétablir le parcours de la relation, « […] les débuts et les fins de lettres [étant] de bons indicateurs de la courbe relationnelle entre les épistoliers. » (p. 150). Après la dégradation de leurs rapports, c’est officiellement l’édition posthume de l’œuvre de Louis Bouilhet qui va précipiter la fin de la collaboration entre Gustave Flaubert et Michel Lévy. Se faisant subitement lui-même éditeur à la mort de son ami, Flaubert entreprend en effet en 1872 la publication de ses Dernières chansons. Contre toute attente, Michel Lévy refuse de régler la somme permettant cette édition. Flaubert, « fâché à mort avec le sieur Lévy […] confirm[e] son divorce et le déclar[e] irrévocable » (p. 129).
La dégradation de leur relation et l’animosité teintée d’antisémitisme de Flaubert – dont Michel Lévy sera la seule et unique cible – cristallisent finalement les oppositions de toute une partie du monde des lettres à l’encontre de cette période marquée par ce que Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier considèrent comme « l’avènement de l’éditeur » (p.34). Après les quinze années que dure la collaboration entre Gustave Flaubert et le libraire Michel Lévy, la rupture brutale et définitive du « couple explosif » et le passage de Flaubert chez l’éditeur Charpentier illustrent en effet leur conception radicalement différente de la littérature. À cet égard, le refus de voir ses manuscrits lus par son éditeur est le signe de la nette séparation que Flaubert entend établir entre la création d’une œuvre, qui est l’affaire de l’écrivain seul, et sa marchandisation. En livrant le récit minutieux et documenté de la relation en dents-de-scie des deux hommes, c’est en réalité l’opposition entre deux visions du monde que relate l’ouvrage d’Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier : une vision du monde dans laquelle une œuvre ne peut raisonnablement être estimée financièrement et une autre où la qualité d’une œuvre est inséparable de sa rentabilité commerciale. C’est cette crise des valeurs qui certainement explique la détérioration des rapports entre le « potentat de la Librairie », selon le mot de Théophile Gautier, et celui qui rêve d’une littérature « sans public et sans médiateur » (p. 51).
Anissa Khoualdia
Université de Rouen-Normandie - CÉRÉdI
Ce site dédié à Flaubert a été fondé en 2001 par Yvan Leclerc, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen, qui l'a animé et dirigé pendant vingt ans. La consultation de l’ensemble de ses contenus est libre et gratuite. Il a pour vocation de permettre la lecture en ligne des œuvres, la consultation des manuscrits et de leur transcription, l’accès à une riche documentation, à des publications scientifiques et à des ressources pédagogiques. Il est également conçu comme un outil pédagogique à la disposition des enseignants et des étudiants. La présente version du site a été réalisée en 2021 par la société NoriPyt sous la responsabilité scientifique de François Vanoosthuyse, professeur de littérature du XIXe siècle à l’Université de Rouen Normandie. Les contributeurs au site Flaubert constituent une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs.